L’esthétisme de la controverse: lettre ouverte de Xavier Dolan, le réalisateur du clip “Collège Boy” du groupe Indochine à Françoise Labore

Chère Françoise Laborde,

En 1990, je vous aurais écrit afin de me battre pour que vive le vidéoclip College Boy d’Indochine.

En 1990, votre décision et celle de vos pairs aurait fait en sorte qu’il soit vu par des milliers de gens, ou qu’il sombre dans l’oubli, mort-né.

Vingt-trois ans plus tard, les plateformes de diffusion en ligne ont pu nous assurer, depuis jeudi dernier, un nombre de visionnages approchant le million.

En effet, l’Internet veillera à la survie de ce document produit non pas dans l’optique d’exploiter la violence de manière superficielle, mais bien dans celle de fournir à la jeunesse une oeuvre à la fois réaliste et poétique, et qui puisse illustrer de manière graphique la brutalité dont ils sont tour à tour les dépositaires, instigateurs, ou témoins.

Vingt-trois ans plus tard, donc, la recommandation à laquelle vous vous apprêtez, davantage que de préserver l’imaginaire des jeunes, officialisera une posture sociologique sur les notions actuelles de censure, et sur l’inaptitude de l’adulte moderne à tolérer la mise en images des phénomènes sociaux dont il est directement ou indirectement responsable.

En entrevue au Grand Direct des Médias sur Europe1, vous affirmez que mon vidéoclip “montre des images dont la violence est insoutenable… […] Il y en a assez de cette mode de la violence… La mort, ce n’est pas esthétique. La violence, ce n’est pas esthétique. La torture, ce n’est pas esthétique.” À la lumière de vos commentaires, j’en déduis que vous me percevez comme un artiste à demi-conscient qui n’a pour seul moteur que la confection de son plus récent caprice, ne réalisant pas la teneur de son propos ni la portée de son geste. “On ne dénonce pas la violence en montrant de la violence” ajoutez-vous. Alors comment la dénonce-t-on? Comment la dénonce-t-on sinon par la démonstration par l’absurde? Qui peut ici se targuer d’avoir pu sensibiliser les générations précédentes à l’intolérance, l’agressivité et l’ostracisme? Vous? Dans l’optique où c’est ce que nous avons tenté de faire, censurer mon travail parce qu’il est violent fait montre d’une grande incompréhension de l’essence du vidéoclip, dont votre lecture se limite aux surfaces, mais plus largement de votre incompréhension du contexte social dans lequel vous oeuvrez, et de l’incompatibilité de votre démarche avec cet espace-temps. En effet, Madame Laborde, vous arrivez à table pour le débat sur la légitimation de la violence à l’écran avec environ trente-cinq ans de retard. Car qu’en est-il de tous ces films qui prennent l’affiche chaque vendredi et qui banalisent le geste violent depuis les quatre dernières décennies? S’il était un temps où vos logos prohibitifs et drapeaux jaunes suffisaient à limiter leur spectre délétère, votre devoir, aujourd’hui, en tant que membre du Conseil de l’audiovisuel supérieur de France, est de réinsérer les attributs de votre mandat dans la réalité actuelle telle que redéfinie par l’héritage de la technologie.

Or, cette technologie permet, en 2013, à n’importe quel enfant de visionner, à défaut de le voir en salles, la bande-annonce de n’importe quel film classé 18 ans et plus. Il pourra éventuellement en voir des extraits incrustés sur YouTube, Dailymotion, et enfin le télécharger une fois pour toutes sur AppleTV ou Netflix deux mois plus tard à peine, et sans autre forme de procès. Aujourd’hui, les limitations de la violence sont proportionnelles aux limites que l’espace virtuel nous propose: presque aucune.

[youtube]http://youtu.be/Rp5U5mdARgY[/youtube]

Et qu’en est-il de tous ces vidéoclips issus de la culture nord-américaine du hip-hop? Se formalise-t-on encore de toute cette sexualisation de la jeunesse et de l’objectualisation de la femme? Les outrances du début du siècle ainsi que nos prises de position d’alors sont-elles encore aussi passionnées ou se sont-elles transformées en velléités de sanctions visant à justifier l’existence des bureaux de censure rendus désuets par l’autocratie du net? Tout le monde était scandalisé quand le clip Baby One More Time de Britney Spears est sorti en 1999. Je le revois aujourd’hui et suis persuadé que l’adolescent lambda se demanderait pourquoi Britney Spears porte autant de vêtements.

Devant l’inévitable démantèlement du goût et de la moralité, plusieurs actions sont envisageables, mais votre volonté d’interdire la diffusion de mon vidéoclip aux moins de 18 ans relève d’un geste plus automatique qu’il n’est véritablement réfléchi. Vouloir les priver de notre message est comme interdire à cette même jeunesse un documentaire sur le taux de suicide chez les mineurs. Vous pointez du doigt la violence promue par mon travail, sa stylisation et, enfin, son apologie, sans vous demandez si c’est ce que perçoit un enfant, alors que votre fonction se définit presque entièrement par votre capacité à l’analyse emphatique. À cet âge, chaque garçon et chaque fille décideront bientôt des hommes et des femmes qu’ils deviendront pour le reste de leur vie, et il faut désormais faire preuve d’imagination et d’audace pour savoir réellement imprimer leur esprit. J’aurais voulu, à cet âge, qu’on me dise tout le mal que je pouvais faire en insultant de manière incessante un camarade de classe, dans le but probable d’échapper moi-même aux brimades des autres, mais les brochures éducatives en papier glacé et les vidéos corporatifs sur l’intimidation passaient inaperçus dans la cour d’école où il fallait survivre à la meute.

Par ailleurs, la violence à laquelle les jeunes sont exposés en regardant mon clip n’est pas plus grande que la violence à laquelle ils sont exposés lorsqu’ils regardent les nouvelles françaises où des familles s’en prennent physiquement à des couples homosexuels manifestant pacifiquement, ou des nouvelles américaines où un enfant de cinq ans tue sa soeur avec une arme à feu, ou des nouvelles, encore, qui nous montrent de jeunes hommes et de jeunes femmes s’étant enlevé la vie au Texas, au terme de supplices continus et renouvelés. Ou enfin, bien sûr, des nouvelles où l’on nous montre Newton, Connecticut, avec en prime des interviews de parents dont le corps des enfants est encore tiède -le voyeurisme de l’information en direct n’est-il pas une forme de barbarie plus malsaine encore? Aucune violence n’est plus grande que la violence que l’on tolère par couardise, Madame Laborde, et le mutisme participe d’une violence semblable.

Depuis le 2 mai dernier, jour de sortie du vidéoclip, des dizaines de milliers de commentaires lisibles sur les réseaux sociaux attestent d’un accueil plus que favorable par les médias et le public, de jeunes victimes d’intimidation à leurs parents, en passant par des professeurs, des psychologues, ou d’anciens intimidés. Le vidéoclip est numéro un des ventes sur iTunes dans sa catégorie, et il a été jeudi dernier le numéro un des tweetos sur les twittosphères françaises et québécoises pendant plusieurs heures consécutives, un témoignage incontestable de la discussion qu’il suscite.

Paradoxalement, nos seuls véritables détracteurs sont les bureaux de censure et les chaînes de télédiffusion, qui refusent de passer notre vidéoclip avant même d’avoir eu votre recommandation. Alors que c’est en vous, en eux que nous espérions les alliés les plus logiques, je constate qu’il existe au sein de vos groupes une culture de la lâcheté, presque instinctive, camouflée par une fausse outrance, une inclination sensationnaliste qui font d’eux, et de vous, des complices de la stagnation.

Oscar Wilde disait, dans un ordre d’idées approchant, que ce que l’art reflète en réalité, c’est le spectateur et non la vie. Or, ce qu’il reflète ici, de la part de ses censeurs, c’est soit le réflexe inquiet du bourreau démasqué, et qui ne peut, par culpabilité, tolérer une telle violence, ou celui, plus timoré, de ceux qui se bandent les yeux, le propre d’une société qui préfère générer des controverses plutôt que de régler les problèmes qui les provoquent.

Pour conclure, jamais il ne fût question de choquer volontairement, ou de provoquer un coup de marketing -dont ni Indochine ni moi n’avons besoin, soyons francs- ce que par ailleurs vous avez fait de votre propre chef en créant ce scandale imaginaire. Je ne pourrai, dans cette mesure, jamais assez vous remercier de l’exceptionnelle visibilité que vous avez donné à mon travail, bien qu’il soit dommage que cette polémique n’origine non pas de votre soutien, mais de votre refus de contrer la violence par l’action plutôt que par le silence.

Cordialement,

Xavier Dolan