Élisabeth Badinter : « Il faut arrêter de penser que la famille naturelle est le modèle »

Le 26 juin, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnait notre pays à retranscrire, même en cas de suspicion de recours à une mère porteuse, l’état civil des Français nés à l’étranger. Le gouvernement avait trois mois pour contester la décision de la CEDH. Il ne l’a pas fait. Dès le 27 septembre, des centaines de familles vont donc réclamer leur régularisation administrative ; plus de 2 000 enfants seraient concernés. Et la situation s’annonce explosive…

Plus sensible encore que le mariage pour tous, le débat sur les mères porteuses divise profondément. Dans un entretien sur le site elle.fr, la féministe Élisabeth Badinter, réaffirme ses positions : « la gestation pour autrui est acceptable si elle est encadrée. »

Rencontre avec une philosophe engagée :

« Toute réflexion demande du temps ! »

Alors que 60% des Français sont opposés à la légalisation de la gestation pour autrui (GPA), Élisabeth Badinter est une des rares féministes à faire entendre une voix différente. Favorable au mariage pour tous, la philosophe et historienne prône l’accès à la procréation médicalement assistée (PMA) pour tous, mais aussi à la GPA pour les hétérosexuels comme pour les homosexuels. Sa conviction est qu’il est possible de mettre en place une « GPA éthique », loin des dérives dénoncées par ses opposants : marchandisation du corps, exploitation des plus vulnérables par les plus riches, instrumentalisation des femmes par les hommes… Persuadée que toute réflexion sur ce sujet délicat demande du temps, Élisabeth Badinter souhaite que la question de la gestation pour autrui ne soit pas abordée dans le cadre de la loi sur la famille, qui devrait être présentée avant la fin de l’année, mais lors d’un débat à part. Afin que tous les arguments soient mis sur la table, y compris celui d’une GPA encadrée.

« Seuls les couples qui en ont besoin pourraient en bénéficier »

ELLE. Comment êtes-vous arrivée à l’idée qu’une « GPA éthique » était possible ?
Élisabeth Badinter. Il y a six ou sept ans, une ancienne élève de Polytechnique est venue me trouver pour m’expliquer l’intérêt des mères porteuses dans le cas des femmes privées d’utérus. Je n’en avais alors entendu parler qu’à travers les journaux. Par la suite, je me suis intéressée de très près à la législation anglaise, mise en place dès 1985. Et cela m’a convaincue de la possibilité d’une GPA éthique si elle est strictement encadrée, tant pour les parents demandeurs que pour la mère qui porte l’enfant. Je ne suis pas la seule d’ailleurs, puisqu’un groupe de travail au Sénat, présidé par Michèle André, s’est rendu en Angleterre en 2008 et en est revenu favorable à la gestation pour autrui encadrée.

ELLE. Que voulez-vous dire par « encadrée » ?
Élisabeth Badinter. Elle serait décidée et surveillée par des juges et des psychologues. Seuls les couples qui en ont besoin pourraient en bénéficier. Et la femme qui se proposerait pour porter l’enfant devrait remplir un certain nombre de conditions : avoir moins de 35 ans, avoir déjà eu des enfants, être en bonne santé, ne porter qu’une fois un enfant pour quelqu’un d’autre et avoir un niveau de vie convenable, afin qu’elle ne soit pas contrainte financièrement de le faire.

ELLE. Serait-elle rétribuée ?
Élisabeth Badinter. Non, tout le processus serait bénévole. Ses frais de santé, le suivi de la grossesse, son arrêt de travail seraient pris en charge, mais elle n’en tirerait aucun bénéfice financier. En Angleterre, par exemple, le dédommagement ne peut dépasser l’équivalent de 10 000 €. Les juges sont très stricts à ce sujet.
« La gestatrice ne peut plus être la mère génétique »

ELLE. Qui paie ? Les parents demandeurs ?
Élisabeth Badinter. Les parents, en effet. Les associations chargées de les mettre en relation avec la mère gestatrice seraient bénévoles et fonctionneraient comme les organismes servant d’intermédiaires dans le cadre d’une adoption. Elles proposeraient plusieurs dossiers, et c’est la mère gestatrice qui choisirait les parents. Celle-ci aurait jusqu’à six semaines après la naissance pour se rétracter et décider de garder l’enfant. Les parents n’auraient alors aucun recours. Mais, si l’on se fie au cas de l’Angleterre, c’est très rare. Cela arrive moins d’une fois par an. En général, la gestatrice confie l’enfant à la naissance et l’adoption se fait dans les six mois.

ELLE. Tous ces garde-fous, c’est pour s’assurer qu’elle le fait de sa propre volonté ?
Élisabeth Badinter. Et pour s’assurer qu’elle le fait dans une logique de don. Les Anglais ont d’ailleurs introduit une autre évolution que je trouve bénéfique : la gestatrice ne peut plus être la mère génétique, l’ovocyte doit venir d’une autre donneuse. Pourquoi ? Pour qu’il n’y ait pas de confusion : elle n’est pas la mère de l’enfant, et cela rend sûrement les choses plus faciles pour elle psychologiquement. Elle est « nounou » pendant neuf mois et l’enfant n’est pas le sien.

ELLE. Le fait que l’on préfère que l’ovocyte ne soit pas le sien prouve bien que l’on craint qu’elle ne s’attache à l’enfant…
Élisabeth Badinter. Ce n’est pas son enfant, et elle le sait. Avant d’aller plus avant, il faut préciser que je suis bien consciente que tout ce que je vous dis est absolument impensable et inaudible pour toutes les personnes – et elles sont nombreuses – persuadées que les femmes ont un instinct maternel. Si l’on est convaincu que toutes les femmes aiment l’enfant qu’elles portent dès qu’elles se savent enceintes, que cet attachement est viscéral et que c’est une loi universelle, alors on ne peut entendre ce que je dis sur la GPA.

« La GPA existe ailleurs, elle ne va pas s’arrêter parce qu’on la refuse »

ELLE. N’est-ce pas ce que pense l’écrasante majorité des femmes ?
Élisabeth Badinter. Je ne sais pas si c’est l’écrasante majorité. Parlez avec des mères, vous verrez que toutes n’ont pas aimé leur enfant dès qu’il a bougé dans leur ventre, loin de là. Mais je veux bien croire que cela représente une minorité. Et encore plus aujourd’hui, où l’on fait des enfants parce qu’on désire en avoir. Je pense que, effectivement, la majorité des femmes ne pourrait porter un enfant pour quelqu’un d’autre. Mais je pense aussi que certaines peuvent et veulent bien le faire et que, pour elles, c’est un don et quelque chose d’important dans leur vie. C’est ce qu’elles disent, en tout cas. Néanmoins, si vous ne croyez pas possible que l’on puisse faire cela sans contrepartie, alors il faut retirer le mot altruisme du dictionnaire de la langue française.

ELLE. Notre société croit au don, c’est le principe de nos lois de bioéthique : don de sperme, don d’ovocytes, don d’organes… Mais porter un enfant pendant neuf mois, n’est-ce pas autre chose ?
Élisabeth Badinter. C’est effectivement différent de passer une heure dans un centre pour donner du sperme et de porter un enfant pendant neuf mois. Il se passe beaucoup de choses dans le corps pendant la grossesse, ce n’est pas anodin de porter un enfant. Malgré tout, je pense que certaines femmes seront prêtes à le faire par altruisme. Elles seront peu nombreuses, c’est évident. En Angleterre, elles ne sont que 250 à 300 par an, pas plus. Or, il y a trois fois plus de parents demandeurs. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’ils vont en Ukraine.

ELLE. N’est-ce pas idéaliste de penser que, juste par altruisme, des femmes vont y consacrer un an de leur vie, avec tout ce que cela implique professionnellement et pour la santé ? Ne vont-elles pas plutôt le faire en échange d’une rémunération, qu’on appelle cela un dédommagement ou un salaire…
Élisabeth Badinter. Prendre leurs frais en charge, ce n’est pas leur payer un salaire. Elles ne « gagnent » pas 10 000 €. C’est ce que coûtent une grossesse et un accouchement si l’on n’est pas remboursée par la Sécurité sociale. Quant à la question de l’idéalisme, des femmes altruistes existent et peuvent aider des couples qui en ont besoin. Même si cela ne concerne que 300 personnes, pourquoi le leur refuserait-on ? Il faut aussi tenir compte d’un aspect pragmatique : la GPA existe ailleurs, elle ne va pas s’arrêter parce qu’on la refuse.

« Je ne vois aucune raison morale d’interdire la GPA »

ELLE. Les opposants à la GPA répondent que ce n’est pas parce qu’elle existe ailleurs qu’on doit l’autoriser. On peut réfléchir à ce que cela implique pour la famille, la société…
Élisabeth Badinter. C’est un grand bouleversement parce qu’il peut y avoir trois mères : la donneuse d’ovocyte, la mère porteuse, la mère éleveuse.

ELLE. Qui est LA mère ?
Élisabeth Badinter. Je suis culturaliste, alors je vous réponds sans hésiter : la mère éleveuse. C’est elle qui a le projet d’enfant, qui l’accueille, qui l’aime, qui l’éduque. Tout comme la mère est celle qui adopte un enfant et l’élève. Mais on ne pourra plus dire dans le code civil que la mère est celle qui accouche.

ELLE. Mettons que ces femmes généreuses existent. Elles ne seront pas nombreuses, il y aura de longs délais d’attente… N’y a-t-il pas un risque de voir se développer des réseaux parallèles où, en payant, on trouvera une mère porteuse plus rapidement ?
Élisabeth Badinter. Ces réseaux seront illégaux et on pourra les poursuivre… Oui, il y aura des détournements, il y aura des gens pressés qui iront à l’étranger, mais ce n’est pas une raison valable pour interdire cette pratique et en priver ceux qui en ont besoin. Je ne vois aucune raison morale ou philosophique d’interdire la GPA si elle est encadrée. Au contraire.

ELLE. On vous oppose souvent que la gestation pour autrui revient à considérer le corps comme une marchandise. Pourquoi cet argument vous semble-t-il hors de propos ?
Élisabeth Badinter. Je pense qu’une femme est libre de décider ce qu’elle fait de son corps. Je ne vois pas pourquoi on dirait à une femme adulte qui décide de porter un enfant pour quelqu’un d’autre : « Madame, taisez-vous, c’est mal. » On retrouve le même discours sur la prostitution. Les abolitionnistes font valoir que seules 15 ou 20 % des prostituées s’y adonnent parce qu’elles l’ont décidé elles-mêmes, sans y être contraintes par un tiers, et que donc il faut l’interdire pour toutes. Je ne suis pas d’accord. La question de principe est essentielle : une femme a-t-elle le droit de disposer de son corps dès lors qu’elle a toute sa raison ? Pour moi, oui.

« La pire des choses, ce serait qu’une femme y soit forcée »

ELLE. Poussons la logique jusqu’au bout. Si toute femme a le droit de disposer de son corps, pourquoi ne se ferait-elle pas rémunérer pour être une mère porteuse ? Après tout, cela peut faire débat…
Élisabeth Badinter. Cela peut faire débat. Mais porter un enfant pendant neuf mois, ce n’est pas exactement la même chose que faire une passe. Il y a des risques pour la santé.

ELLE. Justement, ce pourrait être un argument en faveur d’une rémunération…
Élisabeth Badinter. Je pense très franchement que les Français ne sont pas prêts à entendre cela. Moi-même, je ne franchis pas ce pas… Dès lors qu’il y a de l’argent en jeu, le danger est grand de voir intervenir des tiers : des mafieux ou même, comme on le voit en Inde, des maris qui forcent leur femme à être mère porteuse. La pire des choses, ce serait qu’une femme y soit forcée, le fasse contre sa volonté. Ce serait insupportable.

ELLE. Le Comité consultatif national d’éthique a rendu un avis défavorable à la GPA en 2010, en s’appuyant sur des études montrant que les mères porteuses sont d’un niveau socio-économique inférieur aux couples demandeurs. C’est une autre forme d’exploitation…
Élisabeth Badinter. C’est ce qui gêne le plus les consciences et je le comprends. Mais, à partir du moment où il n’y a pas de rémunération, on n’est pas dans cette situation. Dans la GPA éthique, tout repose sur le désir de celle qui souhaite porter l’enfant. Cela me semble très important car il y a effectivement un risque de dérives. Je trouve, pour ma part, choquant que des stars américaines, qui pourraient porter un enfant, fassent appel à une mère porteuse pour ne pas subir une grossesse…

ELLE. Si l’instinct maternel n’existe pas comme vous le dites, on peut comprendre qu’une femme n’ait pas envie de porter un enfant. Pourquoi n’aurait-elle pas droit à une mère porteuse ?
Élisabeth Badinter. Il y a très peu de mères porteuses, réservons-les à ceux qui en ont vraiment besoin.

ELLE. Les couples homosexuels en ont-ils vraiment besoin ?
Élisabeth Badinter. Mais oui ! Je ne vois pas en quoi ils seraient différents des couples hétérosexuels. Parce qu’ils sont homosexuels, ils ignoreraient le désir de paternité ?

« Il faut arrêter de penser que la famille naturelle est le modèle »

ELLE. Alors, où posez-vous la limite ? Une femme célibataire pourrait-elle avoir accès à la GPA ?

Élisabeth Badinter. Moralement, je suis pour. Tout comme je suis pour que les célibataires aient accès à la procréation médicalement assistée. Mais je crois qu’il faudrait dissocier les deux débats. Pour la PMA, les enjeux ne sont pas aussi lourds que pour la GPA.

ELLE. Pas de limite d’âge non plus ? Bientôt, on pourra congeler ses ovocytes. La question de savoir jusqu’à quel âge on pourra les réimplanter va se poser…
Élisabeth Badinter. Je trouve très bien que, jeune, on puisse congeler ses propres ovocytes pour plus tard, vu les difficultés qu’ont les femmes à avoir des enfants après 35 ans. Mais, à mes yeux, ce serait irresponsable de le faire après la ménopause. Vous imaginez un enfant de 20 ans avec une mère de 70 ans atteinte d’Alzheimer ? On ne peut imposer cela à un enfant. Ma limite, c’est l’intérêt de l’enfant.

ELLE. On voit bien qu’il est de plus en plus difficile de poser des limites dans une société où, en outre, on se base sur l’égalité. Pourquoi ne pas dire oui à tout le monde ?
Élisabeth Badinter. Ce serait oublier la prise en compte de l’intérêt de l’enfant. Je n’ai trouvé légitime l’homoparentalité que quand j’ai lu les premières études publiées en 1988, concernant les enfants de couples homos. Quand je me suis rendu compte que ces enfants ne sont ni plus heureux ni plus malheureux que les enfants d’hétérosexuels, j’ai forgé ma conviction profonde que ce sont des familles comme les autres. Il faut arrêter de penser que la famille naturelle, parce qu’elle est naturelle, est le modèle.

ELLE. Certaines féministes voient dans l’ouverture de la GPA aux couples d’hommes une façon d’évincer les femmes de la filiation. Que répondez-vous ?
Élisabeth Badinter. Cet argument de l’utilisation du corps des femmes pour le plaisir des hommes me paraît dépassé. Il sent la haine des hommes, qui, à cause de leur genre, seront toujours vus comme des oppresseurs. Pour moi, cela n’a pas de sens : les femmes qui feront cela, si la GPA est encadrée, n’y seront forcées par quiconque. Elles feront un don à des parents.

Source : Elle.fr

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