“L’#homosexualité n’est pas encore tout à fait entrée dans les #moeurs”

Emmanuel Derieux, professeur de droit public, revient sur le livre d’Octave Nitkowski qui a révélé l’homosexualité d’un cadre du Front national.

Octave Nitkowski, jeune blogueur d’Hénin-Beaumont, a enfin pu sortir son livre Le Front national des villes et le Front national des champs aux éditions Jacob-Duvernet. L’auteur a essuyé un revers judiciaire contre le FN après que le parti d’extrême droite a obtenu, fin décembre, l’interdiction de la publication de l’ouvrage tant qu’il n’aura pas été expurgé de plusieurs passages. En cause : la relation homosexuelle de deux membres du FN. “Évoquer l’homosexualité de cadres du Front national a un intérêt politique”, se défendait alors Octave Nitkowski.

Dans un arrêt du 19 décembre 2013, la cour d’appel de Paris s’était livrée à une interprétation en demi-teinte. “En traitant de l’orientation sexuelle et de la vie de couple (des deux cadres du FN, NDLR), faits que ceux-ci n’avaient pas divulgués publiquement, l’ouvrage édité par la société Jacob-Duvernet porte gravement atteinte à des aspects les plus intimes de leur vie privée”, commençait-elle par affirmer. Mais elle a finalement fait une distinction entre les deux hommes : l’un, personnage public de premier plan, secrétaire général du FN et proche de Marine Le Pen ; l’autre, un stratège peu connu sur la scène nationale, travailleur de l’ombre du Front national. La cour d’appel a donc reconnu le droit du public à être informé de l’homosexualité du premier homme, mais pas du second, car cette révélation n’était “pas utile au débat”. Emmanuel Derieux, professeur de droit à l’université Panthéon-Assas, analyse pour Le Point.fr cet arrêt. Entretien.

Le Point.fr : La cour d’appel de Paris a affirmé que le droit à l’information du public prévalait sur le respect de la vie privée d’un dirigeant du FN, dont un livre a révélé au grand jour l’homosexualité. Qu’en pensez-vous ?

Emmanuel Derieux : C’est à la fois prudent et habile de la part de la cour d’appel de prendre en considération à la fois la liberté d’expression et le droit à l’information. C’est le conflit de deux droits concurrents. Il y a six mois a eu lieu le débat sur le mariage pour tous. Il y a eu des interrogations sur la position du Front national. Pourquoi Marine Le Pen n’a-t-elle pas eu une position plus claire ? Certains ont dit à l’époque qu’un certain nombre de dirigeants étaient homosexuels et que cela avait pu infléchir la ligne du parti. Mais si le cadre du FN dont on a révélé l’homosexualité avait été hétéro et marié, cela aurait-il posé un problème ? Certainement pas. C’est donc que l’homosexualité n’est pas encore tout à fait entrée dans les moeurs. On prétend avoir franchi une étape nouvelle, est-ce vraiment le cas ? Si j’avais été amené à prendre une décision, ce qui n’est pas ma fonction universitaire, je me serais dit : “vu l’état actuel des moeurs dans la société françaises, les couples homos sont censés avoir les mêmes droits que les couples hétéros. Y a-t-il alors une raison de faire une différence dès lors qu’on en parle ?

Si on compare avec l’affaire Marcela Iacub contre Dominique Strauss-Kahn, n’y a-t-il pas une réelle différence de traitement ?

Si on regarde d’autres arrêts, la décision de la cour d’appel peut paraître étonnante. Lorsque Marcela Iacub a sorti son livre sur Dominique Strauss-Kahn (Belle et Bête, NDLR), les éditions Stock ont juste été condamnées à glisser un encart dans chaque ouvrage pour dire que le livre portait atteinte à la vie privée de DSK. Mais il n’avait pas été interdit. Pourtant, n’y avait-il pas des choses beaucoup plus intimes que la révélation de l’homosexualité de deux personnes ?

NDLR : Dans son livre, Marcela Iacub compare DSK à “un cochon” et n’hésite pas à révéler les fantasmes sexuels de l’ex-patron du FMI.

Les journalistes ont souvent fait le choix de ne pas révéler l’identité des cadres homosexuels du Front national, poussant Octave Nitkowski à parler d’une “omerta” sur ce sujet. D’après vous, comment les journalistes devraient-ils traiter ces informations ?

La question est délicate. Il y a toujours des gens qui diront qu’un journaliste qui n’est pas assez précis risque de mettre en cause l’ensemble des dirigeants du Front national, et que ce n’est pas acceptable. Selon moi, il n’est pas indispensable de mentionner le nom du cadre homosexuel du FN. Mais l’auteur, Octave Nitkowski, parle d’une réalité locale, celle d’Hénin-Beaumont. Même sans mentionner les personnes, elles auraient été reconnues ou reconnaissables, ce qui leur aurait permis d’agir en justice. C’est toujours le piège en matière de référé. Les personnes pensent qu’elles sont gravement atteintes dans leur droit et veulent donc faire interdire une chose. La personne qui agit ne fait qu’accroître la curiosité du public. À une certaine époque, j’avais suggéré que l’on ne puisse pas rendre publique toute information relative à une procédure en référé avant que le juge n’ait statué. C’est une recherche de conciliation entre la liberté d’informer, l’indépendance de la justice, le respect de la présomption d’innocence et le droit à la vie privée. Cela ne me paraît pas absurde de dire qu’il n’y a pas d’urgence absolue à révéler l’information. Je conçois que les personnes mises en cause engagent une action en justice. Mais ce n’est certainement pas la meilleure façon pour que la chose ne soit pas notoirement connue. Elles sont complètement piégées. En 1996, le Dr Gübler publie un livre sur François Mitterrand. La justice est saisie. En 48 heures, avant que l’interdiction de la publication ne soit prononcée en référé, 42 000 exemplaires avaient été vendus.

Octave Nitkowski se défend d’avoir révélé quoi que ce soit et dit avoir juste repris des informations qui couraient sur des sites internet et dans la sphère politico-médiatique. La cour d’appel ne semble pas avoir pris en compte cet argument…

À partir du moment où on donne de l’écho à une information, on engage sa responsabilité. Les tribunaux ont tendance à considérer qu’à partir du moment où l’information a déjà été divulguée l’atteinte n’est plus de la même gravité. La défense du FN était de dire que les informations sur l’homosexualité d’un des cadres ne couraient que sur des sites très obscurs. On aurait pu mener une expertise pour savoir combien de connexions avaient eu lieu sur ces sites internet par rapport aux ventes de livres. Mais le juge des référés statue dans l’urgence, il n’a pas le temps. Une décision au fond, qui interviendrait dans 18 mois ou 2 ans, aurait pu considérer que la notoriété des sites internet était déjà suffisante pour que le livre n’ait rien rajouté.

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