CINÉMA. “Une nouvelle amie” de François Ozon : Et soudain, Romain Duris en héroïne transgenre

>> Chaque film est un déguisement, une façon de se glisser dans les vêtements d’un autre. Maquiller un plan comme on maquille un visage (ou un crime). Les tenues d’emprunts de cette Nouvelle amie appartiennent à plusieurs vestiaires. L’essentiel provient du cinéma classique américain, des années 40 et 50, référence majeure du film. D’abord, parce qu’une des héroïnes du film s’appelle Laura, qu’il existe d’elle un portrait peint, et qu’elle disparaît. Et si comme la Laura de Preminger (1944), elle aussi revient, c’est d’une façon toute particulière.

Une femme qui disparaît, puis qui revient dans la peau d’une autre ? Vertigo (Hitchcock,1958) mais avec une déclinaison transgenre :
C’est le mari survivant (Romain Duris) qui prend la place de l’épouse morte (Isild Le Besco) en portant ses vêtements, une perruque blonde, pour glisser du rôle de père à celui de la mère de leur nourrisson. Dans cet imaginaire hitchcockien à l’érotisme morbide, c’est une jeune femme (Anaïs Demoustier) qui tient la place de Scottie. Puisque c’est aussi son désir à elle (lesbien et réprimé) que libère la transformation de Romain Duris.

L’identité sexuelle mute ; le désir sexuel mute… On pourrait citer Cukor (les premières scènes de flash-back sur la jeunesse des héroïnes semblent calquées sur le début de Riches et célèbres), mais il y a aussi bien sûr du Almodovar dans ce grand tourniquet désirant (un maquillage mortuaire comme dans Kika ; une étreinte avec un corps inanimé proche de Parle avec elle…). Et aussi du Xavier Dolan, à la fois dans le sujet (Laurence Anyways) et le décor (tournage au Québec). Mais au débordement farcesque du premier, à l’emphase lyrique du second, Ozon oppose son style à lui, sa rationalité propre, son sens de l’organisation narrative proche du jardin à la française.

C’est un des paradoxes troublants de son cinéma : l’ambiguité le fascine comme sujet mais le rebute comme forme. Tout est labile, incertain, versatile chez le personnage central. Mais tout est clair, verbalisé, cerné de très peu d’ombre dans l’énonciation du film. Ce goût du didactisme scénaristique, ce découpage soucieux avant tout d’être expressif et lisible, cette B.O qui ratissent large en attelant Kathy Perry, Nicole Croisille, Ottawan et Amanda Lear, forment une limite du film. Le mystère du personnage est quand même un peu rétréci par la signalisation toute en pleins feux du film.

Mais c’est aussi une force, cette aptitude à rendre fédérateur et séduisant des désirs minoritaires, ce sens de l’apprivoisement pédagogique. Car au bout du compte, le film ne cède pas sur la radicalité de son énoncé : tous les rôles (genrés, sexuels), toutes les places (père, mère) sont échangeables dans cette construction sociale figée qu’est la famille. Nul doute que le film va marcher, faire événement, relancer de façon constructive des discussions houleuses. Et si l’écriture du film peut paraître appuyée, c’est parce qu’elle appuie fort sur des zones sensibles.

Il y a aussi une disparition au début de This is where I leave you, le nouveau film de l’amuseur Shawn Levy (Une nuit au musée, Les stagiaires), dont la main s’est faite cette fois plus dramatique (et donc plus lourdement psychologique). Un père de famille disparaît, non sans avoir fait le vœu que ses quatre enfants éparpillés célèbrent pendant sept jours sa mémoire sous le toit de leur mère. La lessiveuse familiale va donc tourner à plein régime et ruminer tambour battant du vieux linge sale en pagaille.

Le film s’embourbe dès qu’il se fait sensible – trop de conflits se résolvent en gros hugs pleurnichards. Mais il réussit aussi de brillantes échappées comiques. Pas forcément grâce à ses deux têtes d’affiche, Jason Bateman et Tina Fey, déjà vus plus étincelants. Le pince sans rire Corey Stoll, la toujours touchante Connie Britton (l’épouse du coach dans Friday Night Lights), la piquante Rose Byrne ont de beaux moments. Mais ceux qui emportent tout sont d’abord Jane Fonda, qui réussit un tonitruant retour en aïeule à forte poitrine (un des running gags les plus drôles du film). Et surtout dans le rôle du petit dernier un peu simiesque, un peu dingo, poil à gratter et chien fou, le merveilleux Adam Driver.

Pasolini illuminé par Abel Ferrara

Un mot enfin sur le Pasolini d’Abel Ferrara, rapide car Serge (Kaganski) a déjà écrit il y a quelques jours dans son ultime post vénitien que le film était superbe, son parti pris de ne filmer que la dernière journée du cinéaste, jusqu’à son assassinat, était fructueux et on est d’accord en tout point avec lui. Ferrara se promène dans la tête de Pasoloni (jusqu’à mettre en image des scènes de son dernier projet), dans son slip aussi (avec des scènes de drague, de pipes, sensuelles et superbes). Il incarne avec la même intensité la pensée bouillonnante de l’intellectuel, l’imaginaire poétique de l’artiste et la palpitation de ses roderies nocturnes. Un homme toujours dangereux et toujours en danger, tel est le Pasolini ressuscité intact d’Abel Ferrara et Willem Defoe (génial).

A Toronto aussi on rode la nuit. C’est beaucoup moins dangereux, souvent moins palpitant aussi. Quelques images souvenirs en formation : l’arrivée de Juliette Binoche ravissante dans sa robe noire, l’arrivée impromptue de Ben Stiller, Brian De Palma, Noah Baumbach et Adam Sandler en tant que + 4 de l’invitée Greta Gerwig au dîner de Eden de Mia Hansen-Løve, le pire hamburger de la ville partagé au milieu de la nuit dans un dîner pourri avec un successfull distributeur français sirotant en plus une boisson pétillante verdâtre au-delà de la junk… Et enfin une soirée joyeuse et hautement alcoolisée passée au Woodies, un bar gay déco saloon (celui-là même où fut tourné la série Queer as Folk, selon mon très informé collègue de Têtu Romain Burrel). La maîtresse de cérémonie en est Wendy, une somptueuse drag noire post RuPaul, dont l’activité préférée est de désigner des clients pour les enjoindre à monter sur un podium et baisser leur froc pour dévoiler leurs fesses devant une clientèle en liesse. Et Wendy de palper tous les fessiers de ses gants satinés noirs. Elle aussi, une nouvelle amie.

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http://www.lesinrocks.com/2014/09/08/cinema/nouvelle-amie-francois-ozon-soudain-romain-duris-sest-sentie-femme-11522965/