Entretien avec Robert Badinter : « Aujourd’hui c’est l’homophobie qui me révolte »

L’homme qui a fait abolir la peine de mort en France « n’accepte pas » les violences à caractère homophobe. « Cela me révolte parce qu’il s’agit d’une négation de sa qualité d’être humain avec la dignité qu’on doit reconnaître à l’autre », confie-t-il au Grand Oral La Première Le Soir.

En 1981, réalisant une promesse faite durant la campagne électorale par François Mitterand, Robert Badinter, son Garde des Sceaux, fait voter l’abolition de la peine de mort. Comme avocat, durant de longues années et des batailles épiques les années précédant ce vote, il s’était déjà illustré comme le combattant farouche de cette justice qui tue. A 85 ans, il nous reçoit dans le bureau de son appartement parisien, revisite l’histoire de cette loi, mais aussi l’actualité de notre temps, avec la montée des extrémismes et des nationalismes, ou encore le vote du mariage pour tous en France dans une contestation épique. L’ULB rendait hommage à ce combattant de la justice et des droits de l’homme en lui décernant ainsi qu’à son épouse depuis 50 ans, Elisabeth – combattante elle de la laïcité –, les insignes de Docteur Honoris Causa. Ils furent tous deux ovationnés à Bruxelles.

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A propos de l’abolition de la peine de mort : « C’est rare de vivre un tel moment dans une vie d’homme »

«  C’est un moment tout à fait important à mes yeux de l’histoire judiciaire. La justice française cesse d’être une justice qui tue, c’est un changement radical de nature, avec une portée morale que chacun peut mesurer. Y être associé, avoir été partie prenante, à ce grand combat, je trouve que j’ai eu beaucoup de chance. Vous savez, c’est très rare dans une vie d’homme de se battre intensément pour obtenir une mesure à laquelle on croit passionnément, et pour moi l’abolition était une grande cause, de la voir de son vivant triompher et de se dire qu’on n’y a pas été complètement étranger. Voir triompher une juste cause à laquelle on s’est donné et y avoir participé, c’est une grande chance qui m’a été donnée et je le mesure très bien. Comme je le disais, ne croyez pas pour autant que ma vie se soit arrêtée le 30 septembre 1981 à 12h25 minutes très exactement dans l’hémicycle du Sénat quand on a voté l’abolition de la peine de mort. »

Et d’un éventuel retour en arrière : « C’est de la démagogie à l’état pur »

«  Si vous parlez du retour de la peine de mort en Europe, c’est encore une fois l’exploitation démagogique de l’impossible. L’Europe est tout entière réunie sous le signe de l’abolition. Alors dire qu’on va rétablir la peine de mort c’est dire ‘ah et bien on va rétablir la monarchie absolue’. On peut toujours dire des sottises, mais quand on sait qu’on exploite ce faisant des passions qui, elles, sont éternelles, l’homme est un animal qui tue, voilà, je ne suis pas optimiste sur l’être humain, j’ai trop vu ce qu’il est capable de faire. Quand on exploite ces passions-là, cet instinct de mort à des fins, quoi ? De succès électoral ? D’avoir plus de voix ? De travailler sur l’irrationnel et la peur chez les êtres humains sachant que la peine de mort n’est pas la réponse, qu’elle ne l’a jamais été et que partout où on l’a abolie, partout, il n’y a pas eu de hausse de la criminalité sanglante et souvent même une régression. Alors je dis que c’est de la démagogie à l’état pur. Ceux qui font ça mentent et ils mentent parce qu’ils jouent sur cette peur, qui est inscrite dans chaque être humain, de la mort, la mort qu’on lui donne avec la pulsion de mort ensuite au nom de la justice qu’on donne à l’autre. »

A propos de la politique : « C’est un homme seul qui décide au pouvoir »

«  Celui qui est le maître de la décision ultime est considérable. Vous évoquiez tout à l’heure : ‘Est-ce que l’homme politique peut ou ne peut pas appuyer sur le bouton, ne pas appuyer sur le bouton, décider d’envoyer des hommes ou décider que l’entreprise n’aura pas lieu’. C’est le moment où le président, ou la présidente, se retrouve seul. Très seul ! Et, c’est pourquoi vous évoquiez le politique, avec ce qu’aujourd’hui l’adjectif recèle presque de condescendant ou d’ironie. A l’heure décisive, – j’ai fait cela quand j’appartenais au gouvernement et que j’ai été proche du président Mitterrand –, c’est un homme ou une femme seule qui décide. Et qui décide de quoi ? De la vie et de la mort d’autres. Donc, c’est le moment où la politique, je ne dirais pas retrouve sa grandeur, mais elle retrouve sa tension dramatique où vous quittez ce qu’on croit être trop souvent un vaudeville pour vous placer plutôt au niveau de la tragédie grecque. »

A propos de l’homophobie : « Je suis révolté »

«  Je n’accepte pas, et ça me révolte, les violences à caractère raciste ou homophobe ou antisémite, tout ce qui est agression de l’autre pour ce qu’il est, ça, ça me révolte parce que c’est une négation de sa qualité d’être humain avec la dignité qu’on doit reconnaître à l’autre. Cela me révolte. Le fait que dans certaines sociétés, aujourd’hui encore, on condamne, à mort ou à des peines de prison très lourdes, des adultes parce qu’ils ont des relations homosexuelles. Là, je suis révolté parce que c’est le droit de disposer librement de son corps. Vous êtes adulte, un autre adulte connaît avec vous des plaisirs qui leur conviennent à tous les deux, dans l’intimité de leur vie privée. Nul ne saurait y voir à redire. Mais, en plus, le transformer en délit voire en crime, punir ce qui n’est rien d’autre que la libre disposition de son corps, de peines d’emprisonnement, de supplices corporels voire de mort, oui ça me révolte.  »

A propos de leur décoration à l’ULB : « C’est un très grand honneur »

«  Elisabeth est comme moi très discrète. Très passionnée et très discrète. Très passionnée dans les batailles qu’elle conduit pour les idées, qu’à juste titre, elle soutient. Moi, je suis aussi discret. Je trouve que nous sommes une société qu’on appelle volontiers « de transparence » et derrière le mot se cache un goût excessif du voyeurisme. Alors, permettez à certains d’être ascétiques et de tirer le voile sur ce qui est leur vie, qui ne concerne que nous depuis bientôt 50 ans, un demi-siècle, voilà ! Donc, que nous soyons en même temps, le même jour, tous les deux honorés – et c’est un grand honneur – par un docteur honoris causa de la grande Université libre de Bruxelles, nous sommes très contents. Mais chacun pense raisonnablement que ce n’est pas parce que nous sommes la moitié de deux. Mais chacun pense que c’est lui, elle, elle et lui. Il y a le ‘et’ entre les deux.  »

Béatrice Delvaux