New York : Un “Eugène Onéguine” sur fond d’homophobie

“Anna, votre silence tue les homosexuels russes ! Valery, votre silence tue les homosexuels russes !” : ces apostrophes ont fusé de la salle avant le lever de rideau, mardi 24 septembre, soir du gala d’ouverture au Metropolitan Opera de New York. Elles s’adressent à la célèbre chanteuse d’origine russe, Anna Netrebko, et à son non moins illustre compatriote, le chef d’orchestre Valery Gergiev, stars de la production d’Eugène Onéguine, de Tchaïkovski, et partisans notoires de la réélection du président Poutine en 2012.

Depuis des jours, une pétition lancée sur Internet à l’initiative du compositeur gay Andrew Rudin appelait la maison d’opéra new-yorkaise à dédier sa soirée aux homosexuels russes afin de protester contre la loi votée en juin par Vladimir Poutine visant à interdire toute “propagande sur les relations sexuelles non traditionnelles devant mineur”.

La diva russe, qui fait les beaux jours du Met depuis 2002 et ouvre la saison pour la troisième année de suite, a répondu sur son site Facebook en précisant qu’elle n’avait jamais pratiqué “la moindre discrimination de race, d’ethnie, de religion, de sexe ou d’orientation sexuelle”, et que cela n’allait pas commencer. Quant au maestro, il s’est abstenu de tout commentaire : le directeur du prestigieux Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg est un proche de Vladimir Poutine, qui lui a décerné la médaille de Héros du travail en mai au moment de l’inauguration du nouveau Théâtre Mariinski II (son coût est estimé à 700 millions de dollars [518 millions d’euros]).

BRETELLES ARC-EN-CIEL

De son côté, Peter Gelb, le directeur général du Met, qui avait déjà signé un texte publié le 22 septembre dans Bloomberg News, a dû prendre la parole, une fois les trublions sortis de la salle. Devant un parterre huppé de sponsors et de personnalités et les milliers de spectateurs massés devant les écrans géants du Lincoln Center Plaza et de Times Square qui diffusent en direct depuis sa prise de fonctions en 2006 l'”Opening Night Gala” du Met, il a déploré “la tyrannie des nouvelles lois homophobes en Russie”. Il a souligné cependant que le Met n’était pas “le lieu approprié pour mener des combats contre les injustices sociales dans le monde”. Et a ajouté que l’institution était fière de présenter “l’œuvre d’un compositeur russe – Tchaïkovski – dont l’homosexualité est toujours niée dans son pays”. Il nous confiera ensuite porter, sous son smoking, des bretelles arc-en-ciel aux couleurs LGBT (Lesbiennes, gays, bi et trans).

Tout semble rentré dans l’ordre ce jeudi 26 septembre, soir de la deuxième représentation. La seule interrogation concerne la mise en scène de Deborah Warner, qui a déclaré forfait en juillet afin d’être hospitalisée. La production a certes déjà été rodée en 2011 à l’English National Opera. Mais son adaptation à la scène du Met est une autre histoire, confiée à sa comparse et collaboratrice depuis quinze ans, la comédienne irlandaise Fiona Shaw.

Beaux décors réalistes et fouillés (Tom Pye), paysages de campagne traités de manière picturale par la vidéo (Ian William Galloway et Finn Ross), superbes costumes d’époque de Chloé Obolensky, sans oublier les magnifiques lumières latérales de Jean Kalman, tout cela semble de bon augure pour le public du Met, qui applaudit chaque changement de tableau. Mais cela manque d’inspiration, de cette poésie singulière, de cette alacrité parfois sauvage, qui nous avaient si fort bouleversés dans le Didon et Enée de Purcell, présenté par Deborah Warner à l’Opéra-Comique en 2008.

UNE RUSSIE DE CARTE POSTALE

On peine à reconnaître dans cette direction d’acteurs conventionnelle (qui n’est certes pas dépourvue de belles idées et d’intérêt) la verve de l’ex-prodige de la scène anglaise – et shakespearienne grand teint –, engoncée ici dans une évocation monumentale et figée d’une Russie de carte postale. Une vision qu’alourdit la direction coloriste et idiomatique de Valery Gergiev, plus sensible aux colorations orchestrales qu’au drame romantique dont la musique de Tchaïkovski a enrobé le poème de Pouchkine revu par le librettiste Konstantin Chilovski.

Beaucoup plus jouissive et réjouissante, une distribution vocale hors catégorie comme seul le Met (ou presque) en propose actuellement.

La belle Anna Netrebko tout d’abord. Dans la jeune plénitude de sa voix au timbre aussi voluptueux que ses formes, elle incarne en Tatiana une amoureuse passionnée et sensuelle plus proche d’une Anna Karénine que d’une jouvencelle timorée et rêveuse. Beau doublé d’amis – hélas, bientôt duellistes –, et polonais tous deux, le Lenski du ténor Piotr Beczala et l’Onéguine du baryton Mariusz Kwiecien. Le premier, prêt à mourir pour l’amour d’Olga (Oksana Volkova), est aussi idéalement poète et exalté que le second recèle de morgue morbide et de superbe dédaigneuse. Tombé amoureux de Tatiana au moment où elle lui échappe, il sera “tué” à son tour, non d’un coup de feu, comme il a occis son ami Lenski, mais du vengeur “baiser de Salomé” que la jeune femme, jadis humiliée, lui donne avant de le quitter pour retourner à son mari, le falot mais généreux prince Grémine d’Alexei Tanovitski.

Par Marie-Aude Roux (New York)

Eugène Onéguine, de Tchaïkovski. Avec Anna Netrebko, Mariusz Kwiecien, Piotr Beczala, Deborah Warner (mise en scène), Chœur et Orchestre du Metropolitan Opera, Valery Gergiev (direction). Metropolitan Opera de New York, USA. Jusqu’au 12 décembre. Tél. : 001-212-362 6000. Metopera.org

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