La procréation assistée vue par Claude Lévi-Strauss

En 1989, le grand anthropologue écrivait un texte prémonitoire sur un des problèmes de société qui nous agitent aujourd’hui. Les Editions du Seuil le publient dans un recueil d’articles inédit et passionnant. Une lecture indispensable, en plein débat sur le mariage homo.

Extrait : On pousse les ethnologues sur la scène publique. Certains d’entre eux sont invités à siéger dans les commissions constituées pour donner aux gouvernements de divers pays un avis sur les nouvelles méthodes de procréation assistée. Car, devant les progrès de la science biologique, l’opinion vacille.

Plusieurs moyens d’avoir un enfant s’offrent aux couples dont un des membres ou les deux sont stériles: insémination artificielle, don d’ovule, prêt ou location d’utérus, fécondation in vitro avec des spermatozoïdes provenant du mari ou d’un autre homme, un ovule provenant de l’épouse ou d’une autre femme. Faut-il tout autoriser? Permettre certains procédés, en exclure d’autres? Mais alors, sur quels critères? Des situations juridiques inédites résultent, pour lesquelles les droits des pays européens n’ont pas de réponse prête.

Dans les sociétés contemporaines, l’idée que la filiation découle d’un lien biologique tend à l’emporter sur celle qui voit dans la filiation un lien social. Le droit anglais ignore même la notion de paternité sociale: le donneur de sperme pourrait légalement revendiquer l’enfant ou être tenu de pourvoir à ses besoins. En France, le Code Napoléon édicte que le mari de la mère est le père légal de l’enfant; il récuse donc la paternité biologique au seul profit de la paternité sociale: Pater id est quem nuptiae demonstrant; vieil adage qu’en France, pourtant, une loi de 1972 dément puisqu’elle autorise les actions en recherche de paternité. Du social ou du biologique, on ne sait plus quel lien prime l’autre. Quelles réponses donner alors aux problèmes posés par la procréation assistée où le père légal n’est plus le géniteur de l’enfant, et où la mère n’a pas fourni elle-même l’ovule ni peut-être l’utérus dans lequel se déroule la gestation?

Les enfants nés de telles manipulations pourront, selon les cas, avoir un père et une mère comme il est normal, ou bien une mère et deux pères, deux mères et un père, deux mères et deux pères, trois mères et un père, et même trois mères et deux pères si le géniteur n’est pas le même homme que le mari et si trois femmes sont appelées à collaborer: une donnant l’ovule, une autre prêtant son utérus, alors qu’une troisième sera la mère légale de l’enfant.

Quels seront les droits et les devoirs respectifs des parents sociaux et biologiques désormais dissociés? Comment devra trancher un tribunal si la prêteuse d’utérus livre un enfant mal formé et si le couple qui a fait appel à ses services le refuse? Ou, inversement, si une femme fécondée pour le compte d’une épouse stérile avec le sperme du mari se ravise et prétend garder l’enfant comme étant le sien? Faut-il tenir pour légitimes tous les désirs: celui d’une femme qui demande à être inséminée avec le sperme congelé de son mari défunt? Celui de deux femmes homosexuelles qui veulent avoir un enfant provenant d’un ovule de l’une d’elles, fécondé artificiellement par un donneur anonyme et implanté dans l’utérus de l’autre?

Le don de sperme ou d’ovule, le prêt d’utérus peuvent-ils faire l’objet d’un contrat à titre onéreux? Doivent-ils être anonymes, ou les parents sociaux, et éventuellement l’enfant lui-même, peuvent-ils connaître l’identité des auteurs biologiques? Aucune de ces interrogations n’est gratuite. […]

Les ethnologues sont seuls à n’être pas pris au dépourvu par ce genre de problèmes. Bien sûr, les sociétés qu’ils étudient ignorent les techniques modernes de fécondation in vitro, de prélèvement d’ovule ou d’embryon, de transfert, d’implantation et de congélation. Mais elles en ont imaginé des équivalents métaphoriques. Et comme elles croient en leur réalité, les implications psychologiques et juridiques sont les mêmes.

Ma collègue Françoise Héritier a montré que l’insémination avec donneur a un équivalent en Afrique chez les Samo du Burkina Faso. Mariée très jeune, chaque fillette doit, avant d’aller vivre chez son époux, avoir pendant un temps un amant officiel. Le moment venu, elle apportera à son mari l’enfant qu’elle aura eu de son amant, et qui sera considéré comme le premier-né de l’union légitime. De son côté, un homme peut prendre plusieurs épouses mais, si elles le quittent, il reste le père légal de tous les enfants qu’elles auront par la suite.

Dans d’autres populations africaines aussi, un mari quitté par son ou ses épouses a un droit de paternité sur les futurs enfants de celles-ci. Il lui suffit d’avoir avec elles, quand elles deviennent mères, le premier rapport sexuel post-partum; ce rapport détermine qui sera le père légal du prochain enfant. Un homme marié à une femme stérile peut ainsi, gratuitement ou contre paiement, obtenir d’une femme féconde qu’elle le désigne. En ce cas, le mari de la femme est donneur inséminateur, et la femme loue son ventre à un autre homme ou à un couple sans enfants. La question, brûlante en France, de savoir si le prêt d’utérus doit être gratuit ou s’il peut comporter une rémunération ne se pose pas en Afrique.

Les Nuer du Soudan assimilent la femme stérile à un homme; elle peut donc épouser une femme. Chez les Yoruba du Nigeria, les femmes riches s’achètent des épouses qu’elles mettent en ménage avec un homme. Quand naissent des enfants, la femme, «époux» légal, les revendique, ou bien elle les cède à leur géniteur contre paiement. Dans le premier cas, un couple formé de deux femmes, et qu’au sens littéral on peut donc appeler homosexuel, recourt à la procréation assistée pour avoir des enfants dont une des femmes sera le père légal, l’autre la mère biologique.

L’institution du lévirat, en vigueur chez les anciens Hébreux et répandue aujourd’hui encore dans le monde, permet, impose même parfois, que le frère cadet engendre au nom de son frère mort. On a là un équivalent de l’insémination post mortem; et plus nettement encore avec le mariage dit «fantôme» des Nuer du Soudan: si un homme mourait célibataire ou sans descendance, un parent proche pouvait prélever sur le bétail du défunt de quoi acheter une épouse. Il engendrait alors au nom du défunt un fils (qu’il considérait comme son neveu). […]

Dans tous ces exemples, le statut social de l’enfant se détermine en fonction du père légal, même si celui-ci est une femme. L’enfant n’en connaît pas moins l’identité de son géniteur. […] Il existe au Tibet des sociétés où plusieurs frères ont en commun une seule épouse. Tous les enfants sont attribués à l’aîné qu’ils appellent père. Ils appellent oncles les autres maris. On n’ignore pas les liens biologiques réels mais on leur accorde peu d’importance. Une situation symétrique prévalait en Amazonie chez les Tupi-Kawahib que j’ai connus il y a cinquante ans: un homme pouvait épouser plusieurs soeurs, ou une mère et sa fille née d’une union précédente; ces femmes élevaient ensemble leurs enfants sans guère se soucier, semblait-il, si tel ou tel enfant dont l’une d’elles s’occupait était le sien ou celui d’une autre épouse de son mari.

Le conflit entre parenté biologique et parenté sociale, qui embarrasse chez nous les juristes et les moralistes, n’existe donc pas dans les sociétés connues des ethnologues. Elles donnent la primauté au social sans que les deux aspects se heurtent dans l’idéologie du groupe ou dans la conscience de ses membres. On n’en conclura pas que notre société doit modeler sa conduite sur des exemples exotiques; mais ceux-ci peuvent au moins nous habituer à l’idée que les problèmes posés par la procréation assistée admettent un bon nombre de solutions différentes, dont aucune ne doit être tenue pour naturelle et allant de soi. […]

Au juriste et au moraliste impatients de légiférer, l’ethnologue prodigue donc des conseils de prudence. Il fait valoir que même les pratiques et les revendications qui choquent le plus l’opinion – procréation assistée permise aux femmes vierges, célibataires, veuves, ou bien aux couples homosexuels – ont leur équivalent dans d’autres sociétés qui ne s’en portent pas plus mal. La sagesse est sans doute de faire confiance à la logique interne des institutions de chaque société et de son système de valeurs pour créer les structures familiales qui se révéleront viables, éliminer celles qui engendreront des contradictions. L’usage seul peut démontrer ce qu’à la longue acceptera ou rejettera la conscience collective.

Claude Lévi-Strauss
(©Seuil) Extrait choisi par T.G.