Entretien avec Élisabeth Roudinesco : “Les homos sont des névrosés ordinaires”

Élisabeth Roudinesco, historienne et psychanalyste, dénonce le “caractère pathologique” du discours des opposants au projet de loi de “mariage pour personnes du même sexe”.

Pourquoi critiquez-vous la formule “mariage pour tous ?”

Élisabeth Roudinesco – Je la trouve calamiteuse. “Mariage pour tous” laisse entendre qu’on pourra marier tous ceux qui le voudront. C’est-à-dire un père et sa fille, une mère et son fils et des frères et soeurs. Ce qui est exclu de la loi et de toutes les lois. La prohibition de l’inceste, tout comme l’exogamie, est fondatrice de la famille – et non la différence des sexes comme le prétendent les opposants à la loi. L’existence d’une société suppose des échanges entre familles et l’interdit de la reproduction par inceste. Je ne sais pas qui a inventé ce slogan mais la loi, elle, stipulr le “mariage pour personnes de même sexe”. De plus, cette loi ne supprime pas les notions de père et de mère. Elle ajoute celle de parent. Le terme “mariage pour tous” a alimenté l’opposition à la loi. Les opposants disent : “Pourquoi pas les animaux, pourquoi pas à trois ou à quatre ?” Le fondement du mariage – institution qui reflète la famille – interdit la polygamie qui est une barbarie.

Un homme qui possède les femmes, c’est de l’exploitation. Plus les sociétés ont évolué vers un système démocratique, moins il y a eu de mariages incestueux, de polygamie, et plus il y a eu individualisation du sujet. Aujourd’hui, nous vivons dans le système du mariage d’amour avec divorce. Je ne vois pas pourquoi on devrait le refuser aux personnes de même sexe.

Inceste, polygamie, abolition de la différence des sexes, ces arguments semblent surréalistes.

La loi fait ressortir ce tréfonds de panique parce depuis la fin du XIXe siècle en Occident, moment où se sont accélérées les transformations de la famille, il y a la crainte récurrente de l’abolition de la toute-puissance paternelle. Divorce, travail des femmes, avortement, à chaque fois, c’est la même panique. Ce n’est peut-être pas surprenant que ces vieilles terreurs resurgissent plus fortement en France qu’ailleurs. La France semble toujours divisée entre Valmy et Vichy. Depuis l’affaire Dreyfus, il y a la France du progrès et celle de la réaction. À l’intérieur de cette opposition, qui en répète une autre plus ancestrale, il existe nombre de nuances qui témoignent de cette identité française divisée : il y a des réactionnaires à gauche et des progressistes à droite. Persiste donc du côté de la réaction cette vieille idée que les femmes appartiennent à l’ordre de la nature et les hommes à celui de la culture. Ainsi, disait-on à la fin du XIXe siècle, si les femmes se mettent à imiter les hommes en travaillant, il n’y aura plus de différence des sexes. Dans ce cas, elles ne seront plus l’instrument de la reproduction et sortiront de l’ordre naturel. Cet argument va de pair avec l’idée de l’immuabilité d’un modèle familial fondé sur la complémentarité d’une femme et d’un homme. Cette pensée estime que sortir de cet ordre va provoquer des désordres et effacer la différence des sexes. Cette peur est constante depuis les débuts de la famille moderne, après 1789, avec la fin des mariages arrangés. L’effacement de la différence des sexes et la peur que la femme sorte de l’ordre naturel sont de vieux mythes.

La violence de la réaction s’expliquet-elle parce qu’on se trouve face à la queue de comète de la vie de ces arguments réactionnaires ?

Cette loi les terrorise car elle les oblige à penser une autre altérité. Les opposants mobilisent sur le slogan de la prétendue abolition de la différence des sexes. Lorsqu’on leur répond que deux hommes sont différents, qu’il y a d’autres formes de différences, pour eux c’est impensable. Il est fascinant qu’ils ne voient pas que les évolutions sont déjà là, que la société n’est déjà plus ce qu’ils croient qu’elle est. Pour défendre la différence des sexes, les opposants à la loi brandissent “le bien de l’enfant”. Mais ils ne peuvent pas prouver que le modèle traditionnel a fait le bien de l’enfant ! Ils revendiquent un idéal de famille qui n’existe déjà plus et qui d’ailleurs n’a jamais existé puisque la famille c’est l’histoire d’un désordre permanent.

Il est aussi paradoxal d’utiliser cet argument du “bien de l’enfant” lorsqu’on stigmatise les jeunes homosexuels et les enfants d’homosexuels…

Toute lutte est violente et ce n’est pas mauvais d’étaler verbalement cette violence. Il faut que les enfants d’homosexuels soient capables de se défendre. Il faut les élever dans la possibilité pour eux de cesser d’être discriminés, mais aussi de cesser de jouir d’être discriminés. Il faut leur dire de se défendre à l’école, de ne pas aller se plaindre au gendarme ou demander forcément la protection de l’État. D’où l’importance de voter des lois qui leur permettent de se défendre symboliquement. Les enfants entre eux sont souvent méchants dans les cours de récréation. Ils désirent de la norme et la loi permet de changer les normes. C’est pourquoi je suis favorable à des lois progressistes.

Les anti-mariage gay se défendent d’être homophobes. Le philosophe Didier Eribon estime que s’opposer à cette loi, c’est déjà être homophobe. Êtes-vous d’accord ?

Pas tout à fait. Inconsciemment, ils le sont certainement. Pourtant, on ne débat pas avec l’inconscient mais avec de la rationalité. Du point de vue de l’inconscient, dire “on n’est pas homophobe” s’appelle de la dénégation. Ils ont besoin de se défendre de quelque chose qui est en eux. Est-ce de l’homophobie? Non, du point de vue juridique. De même qu’ils rêvent d’une famille idéale qui n’existe plus, ils ont une conception de l’homosexuel qui n’a plus cours. Leurs ancêtres rejetaient tous les “sodomites” et aujourd’hui les opposants à la loi “aiment” les homosexuels “littéraires”, qui incarnent à leurs yeux une “race maudite” à laquelle n’appartiennent plus les homosexuels normalisés d’aujourd’hui qui veulent entrer dans l’ordre procréatif. Ils “aiment” Jean Cocteau, Oscar Wilde, Marcel Proust, lesquels seraient certainement ravis aujourd’hui d’avoir la paix et de se marier. Michel Foucault, par exemple, y avait pensé. Le plus fascinant, c’est que ces manifestants hostiles à la loi, et qui prétendent représenter la norme, sont désormais du côté de la pathologie.

C’est-à-dire ?

Ils ont comme porte-parole un général à la retraite, une ancienne chroniqueuse mondaine un peu écervelée et un cardinal excité. Ils sont dans l’extrémisme. On est là dans une étrange scission du pays. Les opposants projettent sur leurs adversaires des pathologies qui sont les leurs. Au fond, tous les partis sont divisés : François Fillon n’est pas venu à la manifestation du 13 janvier parce qu’il ne sait pas quoi dire. Même le Front national est divisé entre une vieille France vichyste héritée de Drumont et une nouvelle France souverainiste islamophobe et “laïcarde”.

D’où vient cette demande de normalisation des homosexuels ?

Elle est venue progressivement. En 1981, l’homosexualité a été dépénalisée en France. La revendication familiale a commencé. Les homosexuels qui élèvent des enfants veulent une filiation. L’hécatombe du sida a joué un rôle : on est passé de l’aspiration à transmettre des biens à celle de transmettre la vie et donc à “faire famille”. Au fond, ce que les homosexuels demandent, ce n’est pas tant le mariage que la possibilité d’une filiation, et c’est cela que les opposants à la loi ne veulent pas leur donner.

C’est d’ailleurs pour cela que le point de crispation principal se situe contre l’ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA)…

Se rendent-ils compte que les lois de bioéthique ont, en France, vingt ans de retard ? René Frydman, père du premier bébé éprouvette français, tire sur ce point la sonnette d’alarme. La France, contrairement à de nombreux autres pays, n’a pas “démédicalisé” la PMA qui est réservée aux couples infertiles. Il faut savoir qu’en France, il y a moins de PMA pratiquées et que leur taux de réussite n’est que de 18 %. On n’a pas développé la recherche sur les embryons. Le diagnostic préimplantatoire est interdit ainsi que la gestation pour autrui (GPA). On commence à ouvrir les données sur l’accès au donneur alors que dans d’autres pays, c’est déjà fait.

Étiez-vous pour que la question de la PMA soit débattue à partir du 29 janvier ou approuvez-vous le fait qu’elle soit traitée dans une future loi sur la famille ?

Il faut qu’elle soit traitée dans une future loi sur la famille, mais il faut aller vite et ne pas se crisper.

Êtes-vous sur la ligne d’Élisabeth Badinter qui défend la gestation pour autrui ?

Complètement, et nous en avons souvent parlé ensemble puisque nous sommes des amies de longue date. On crie à la marchandisation, mais les choses ne se posent pas en ces termes. Pour adopter, il faut attendre des années. Vous naissez sans utérus. Vous faites quoi ? La solution de la mère porteuse est bonne. Mais il faut bien sûr faire une loi pour encadrer la pratique et empêcher justement la marchandisation des ventres. Les pays qui ont autorisé la GPA ont accompagné celle-ci d’une réglementation : uniquement aux femmes déjà deux fois mères et avec l’obligation d’une rencontre entre les deux familles. Cela n’a rien d’un esclavage.

Comment qualifieriez-vous nos lois de bioéthique ?

En retard sur les autres pays et très françaises. Dans notre pays jacobin et républicain, l’État se mêle de tout. Tout prend du temps. On réfléchit toujours au bien du citoyen : je m’en félicite d’ailleurs, mais à condition que cela ne soit pas contraire à l’évolution de la science. Au nom du “bien de l’enfant”, on pense encore qu’un enfant né d’un don de sperme doit être physiquement semblable à celui qui serait né naturellement. On veut lui cacher son origine biologique. Mais cinquante ans de psychanalyse ont montré que le merveilleux projet de la République que tous les enfants soient égaux et identiques de ce point de vue-là ne marche plus ! Les enfants nés par PMA veulent connaître leur origine, ils veulent la vérité. C’est la fin d’une conception progressiste qui ne l’est plus : et alors ? On va aller vers d’autres progrès sans apocalypse. En Angleterre, on est plus pragmatique. En France, tout est une affaire d’État. Faut-il s’en émouvoir ? J’aime assez que tout se termine dans la rue, avec des débats, c’est un signe de vivacité.

Les opposants à l’ouverture de la PMA disent que si les homosexuels y accèdent, ils vont faire croire à l’enfant “qu’il est né de leur lit”…

Ils prennent les homosexuels pour des pervers manipulateurs qui vont forcément mentir aux enfants. En leur attribuant des intentions qui ne sont pas les leurs, ils dévoilent leur jugement sur les homosexuels. Ce sont les opposants qui tiennent un discours pervers. Les homosexuels sont aujourd’hui des névrosés ordinaires avec des problèmes ordinaires. En réalité, les homosexuels sont forcément contraints de dire la vérité aux enfants et ils le font, ce qui oblige d’ailleurs les hétérosexuels à changer leurs moeurs et à ne plus mentir.

La demande de normalisation des homosexuels pousse-t-elle à changer la PMA et à dire la vérité ?

Leur demande va permettre de faire évoluer les lois sur la bioéthique. On va passer d’un modèle fondé sur l’idée qu’il doit y avoir une totale ressemblance entre tous les enfants à une conception de l’égalité dans la différence. Chacun a droit à la vérité. Je pense que le savoir psychanalytique a contribué à cette évolution. Les enfants à qui on a menti sur leur origine présentent des troubles identitaires étranges et parfois des troubles scolaires.

Que pensez-vous des prises de position contre la loi de certains psychanalystes ?

Ridicules et contraires aux positions des véritables maîtres de la psychanalyse – Freud, Winnicott ou Lacan – qui n’auraient jamais proféré de telles sottises. Mais attention, ne faisons pas d’anachronisme : cette situation historique n’était pas pensable sous cette forme à leur époque et donc, à coups d’interprétations souvent jargonneuses, on peut leur faire dire n’importe quoi. Qu’on le fasse au nom d’une conception immuable de la famille héritée du judéo-christianisme, passe encore, mais au nom de Freud ou Lacan, ce n’est pas acceptable ! Rien dans la psychanalyse n’autorise une position aussi réactionnaire sur ces questions. Le milieu psychanalytique est dans un état d’indifférence et de méconnaissance grave face à ces problèmes, ce qui est un comble Mais heureusement, tout de même, il y a eu des réactions : presque deux mille psychanalystes ont signé une pétition rédigée par Olivier Douville et Laurence Croix pour s’opposer à l’instrumentalisation de la psychanalyse et je pense qu’il y en aura davantage. Dans leur majorité, les psychanalystes prônent la neutralité. Ils oublient tous les engagements politiques de Freud : pour la dépénalisation de l’homosexualité, contre la peine de mort, pour l’émancipation des femmes…

Élisabeth Roudinesco est notamment l’auteur d’Histoire de la psychanalyse en France (Fayard)

Grosse journée pour l’égalité le 27 janvier

Les amoureux de la marche et de l’égalité ont rendez-vous le 27 janvier à Paris place Denfert-Rochereau à 14 heures. Deux jours avant le début de l’examen du projet de loi sur le mariage gay et l’adoption à l’Assemblée nationale, l’inter-LGBT et le collectif Agissons pour l’égalité appellent à manifester pour l’égalité des droits, le mariage, l’adoption, la PMA et la filiation pour les couples de même sexe. Au programme de cette manif, entre autres : un flashmob silencieux géant le poing levé ; le char des Oui oui oui pour le bon son et les manifestant(es) sexy; un accouchement de ballon pro-PMA sur le pont Marie, “la reine des inséminés” ; des drapeaux arc-en-ciel aux balcons… Le site pridemap.fr/27-01 offre des solutions de logement ou de covoiturage pour ceux et celles qui viennent de province.
À 20 heures, Pierre Bergé et Jean-Michel Ribes organisent une soirée en faveur de l’égalité des droits au Théâtre du Rond-Point, (Paris VIIIe), à laquelle Les Inrocks sont associés. De nombreux artistes, intellectuels, personnalités religieuses, sociales et internationales y participeront, notamment Jamel Debbouze, Jeanne Moreau, Chantal Jouanno, Roselyne Bachelot, Juliette Gréco, Lilian Thuram, Pascale Clark, Lambert Wilson…
www.agissonspourlegalite.fr