A Singapour, il n’existe aucune loi contre les discriminations liées à l’expression ou l’orientation sexuelles

Kenneth Chee et Gary Lim, graphistes de profession, sont ensemble depuis près de deux décennies. Aux yeux de la loi, ce sont des criminels.

Le couple s’est rencontré par hasard dans un centre commercial de Singapour, en 1997. “Je me suis fié à mon sixième sens”, se souvient Chee. “Je me suis approché et je lui ai demandé son numéro.” Depuis, ils sont inséparables.

“Si le mariage homosexuel était autorisé ici, on se marierait sans hésiter”, déclare Lim. A ses côtés, Chee acquiesce.

Mais, à Singapour, le mariage homosexuel est interdit. Les unions civiles entre homosexuels ne sont pas reconnues, et il n’existe aucune loi contre les discriminations liées à l’expression ou l’orientation sexuelles.

En 2007, Singapour, ancienne colonie britannique, a fait parler d’elle à l’occasion de l’abrogation de l’article 377 du code pénal, qui datait de l’ère coloniale. Cette loi criminalisait “les relations charnelles (…) contre nature”, notamment la sodomie et les caresses bucco-génitales. Ce texte, qui date de 1860, est encore en vigueur dans de nombreuses ex-colonies britanniques, dont l’Inde, la Malaisie et la Birmanie. On l’a surnommé “la moins reluisante des lois héritées de l’Empire britannique’”.

Si l’article lui-même a depuis été abrogé, tel n’est pas le cas de l’article annexe 377A qui vise tout particulièrement les relations sexuelles entre deux hommes. Selon cette loi, l’homosexualité est un acte criminel, passible de deux ans d’emprisonnement.

Kenneth Chee et Gary LimCette omission a scandalisé la communauté LGBT de Singapour. Lim et Chee se sont dits très choqués.

“Pourquoi cherche-t-on à nous punir? Les hétérosexuels ont le droit de pratiquer la sodomie et les rapports bucco-génitaux, alors pourquoi est-ce qu’on nous considère comme des criminels?” demande Lim. “Cette loi est une épée de Damoclès.”

Indignés par cette “discrimination incontestable”, le couple a décidé d’attaquer l’État en justice, une démarche vraiment inhabituelle.

“J’ai tout simplement refusé d’accepter que l’on m’impose cet épithète absurde”, déclare Chee. “Nous ne voulions pas être considérés comme des hors la loi.”

En 2010, un Singapourien du nom de Tan Eng Hong a été poursuivi au nom de l’article 377A pour avoir pratiqué une fellation dans des toilettes publiques. À l’époque, Tan a contesté la constitutionnalité de la loi. Deux ans plus tard, Lim et Chee ont fait de même.

Selon Peter Low, l’avocat du couple, c’était la première fois, dans l’histoire moderne du pays, que la constitutionnalité d’une loi se voyait contestée.

En octobre 2014, l’affaire a finalement été jugée, après être passée d’un tribunal à l’autre pendant plusieurs années. La Cour d’appel de Singapour, la plus haute instance judiciaire du pays, a déclaré que l’article 377A était bien constitutionnel.

L’homosexualité reste illégale à Singapour.

“Nous avons été très déçus”, déclare Lim, la mâchoire serrée. “Le message était limpide: le pays n’est pas prêt pour le changement.”

Le gouvernement a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne comptait pas “faire appliquer concrètement” l’article 377A (dans le cas de Tan Eng Hong, l’accusation portée contre lui a cédé la place à celle de “pratique d’un acte obscène dans un lieu public”). Mais Jean Chong, cofondatrice du groupe de défense des droits LGBT Sayoni, déclare que cette loi – qu’elle soit appliquée ou non – a de profondes répercussions sur la communauté homosexuelle du pays, et sur les droits de l’Homme en général.

“L’article 377A vise peut-être directement les hommes, mais elle a un effet domino. Elle façonne l’opinion publique et sert de référence aux décisions politiques. Elle a un impact sur toute la communauté LGBT”, déclare-t-elle.

Scott Teng, un homosexuel de 30 ans, fait remarquer que l’attitude du gouvernement vis-à-vis de cette loi revient en gros à “mettre un pistolet sur la tempe des gens en les assurant qu’il n’appuiera jamais sur la détente. C’est ce qui se passe ici. On ne peut pas s’empêcher de se poser la question: quand est-ce que le coup va partir?”

Une telle loi, ajoute-t-il, est susceptible de marginaliser la population homosexuelle.

“Elle donne aux gens le droit de vous traiter comme un citoyen de seconde zone, un être humain moins digne de respect”, déclare M. Teng, directeur associé d’un cabinet d’expertise-conseil dédié aux stratégies de marque. “Ça influe sur la vie de chacun, sur les paroles blessantes que vous disent les gens.”

Sayoni récolte depuis plusieurs années des données sur les cas de violence et de discriminations envers la communauté LGBT singapourienne.

La plupart de ces agressions ne font jamais l’objet d’une plainte, explique Mme Chong, qui se dit “effarée” des histoires qui lui sont rapportées.

“Des transsexuelles et des lesbiennes nous ont raconté s’être fait agresser, parfois sexuellement, à cause de leur apparence”, dit-elle. “Une transsexuelle nous a dit avoir subi un viol collectif dans une chambre d’hôtel, mais elle n’a rien dit à la police. Comme elle est trans et qu’elle travaillait auparavant dans l’industrie du sexe, elle avait trop peur.”

Selon elle, les plus pauvres et les moins éduqués sont particulièrement vulnérables aux agressions parce qu’ils ont “ moins de vocabulaire pour exprimer ce qui leur arrive, et moins de ressources.” Ils ne sont pas non plus intégrés à la communauté LGBT locale, encore réduite bien qu’en pleine croissance.

Le premier personnage gay dans une série télé locale, Shaohua, est apparu dans Crunchtime, un docudrame de 2003 diffusé sur Channel U. C’était un moment symbolique, mais la série, censée s’inspirer d’une histoire vraie, a été accusée de faire le jeu de l’homophobie.

Une exposition sur l’histoire de la télévision singapourienne, quelque temps plus tard, a suggéré que la série présentait l’homosexualité comme une maladie mentale. On y voyait Shaohua consulter un thérapeute pour retrouver un comportement “normal et approprié”. À la fin de la série, il était heureux en ménage… avec une femme et un fils.

De telles intrigues sont légion.

“À Singapour, on n’a pas le droit de représenter un personnage LGBT heureux, avec un bon travail, ou qui bénéficie du soutien de sa famille”, déclare Paerin Choa, militant LGBT et avocat d’affaires. “Il doit toujours être triste, perturbé ou suicidaire. Dans les films chinois, les homosexuels sont souvent des serial killers ou des faire-valoir rigolos.”

Selon les directives de l’Autorité de développement des médias de Singapour (MDA), il est d’ailleurs interdit de “promouvoir ou valoriser le mode de vie homosexuel” à la télévision ou à la radio.

“Toute information, thématique ou intrigue secondaire touchant à l’homosexualité féminine ou masculine, la bisexualité, la transsexualité, le travestissement, la pédophilie et l’inceste doit être abordé avec la plus grande prudence”, précisent-elles. “Il convient d’éviter, par leur description, de promouvoir, justifier ou valoriser de tels modes de vie, de quelque manière que ce soit.

La MDA note aussi qu’il est interdit de diffuser “de la musique associée à la drogue, aux modes de vie alternatifs (et notamment à l’homosexualité), aux forces occultes ou diaboliques”.

Pour les militants, de telles restrictions portent atteinte à leur capacité d’assurer la défense de la communauté LGBT.

Plus de la moitié des 6 000 personnes séropositives à Singapour sont homosexuelles. Pourtant, “à cause des lois sur les médias, on ne peut pas organiser de campagnes qui leur soient spécifiquement adressées”, s’insurge Avin Tan, responsable d’Action contre le sida Singapour (ACS), la seule association du pays entièrement consacrée à la sensibilisation, au traitement et à la prévention du sida.

“On ne peut même pas diffuser de publicités pour des préservatifs” sur les médias traditionnels, ajoute-t-il. “Il faut se contenter de coller des affiches dans des boîtes de nuit, ou de passer par les réseaux sociaux. Au final, on ne touche que 10% de la communauté.”

M. Tan, qui est lui-même séropositif, ajoute que ces restrictions ne sont pas seulement frustrantes pour les associations mais aussi potentiellement fatales pour les individus vulnérables, que les campagnes d’information ne parviennent pas à atteindre.

“Pour chaque personne diagnostiquée, il y en a une qui ignore qu’elle est séropositive”, indique-t-il, citant une nouvelle étude, encore non publiée, de l’ACS. “L’un des plus grands défis actuels touchant au sida, c’est le manque d’accès à l’information.”

En dépit de ces obstacles, “il y a eu des changements positifs”, selon Lynette Chua, maître de conférences en droit à l’Université nationale de Singapour et auteur de l’ouvrage Mobilizing Gay Singapore (“Comment mobiliser la communauté homosexuelle de Singapour”).

“Quand on se spécialise dans ce domaine d’étude, au vu des évolutions concrètes et des textes de loi qui ont été modifiés, on pourrait dire que le militantisme n’a eu que peu d’incidence à Singapour”, déclare-t-elle. “Mais si l’on regarde les résultats dans leur ensemble, et ce qui se passe sur le terrain, les progrès sont indéniables.”

Selon elle, l’histoire du militantisme LGBT dans le pays date de 25 ans. Le mouvement a émergé au début des années 1990, avec une communauté composée de petits groupes. Cependant, le militantisme local n’a vraiment pris de l’ampleur que récemment. Le premier rassemblement public pour célébrer la fierté homosexuelle – la manifestation annuelle Pink Dot (Point rose) – a eu lieu en 2009, et l’association Sayoni a été fondée en 2012.

Le mouvement LGBT a vraiment pris de l’ampleur ces dix dernières années, “et les jeunes font leur coming-out plus tôt”. Il y a plus de militants que jamais, et le gouvernement se montre “de plus en plus disposé à reconnaître l’existence du militantisme gay.”

Et, en effet, au travers de nos discussions avec divers membres de la communauté, on ressent clairement l’espoir qui les unit.

“Quand j’étais plus jeune, le mot ʻgay’ me dégoûtait”, déclare M. Teng. “J’avais même du mal à le dire. Pour moi, il n’y avait strictement aucune fierté là-dedans. En raison de sa connotation négative, je me demandais même si j’avais envie qu’il s’applique à moi.”

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Mais la situation “a considérablement changé”.

“À présent, le fait d’être gay a des connotations très positives, et la façon d’aborder le sujet a évolué dans le bon sens. Quand j’étais gamin, on n’avait aucun modèle gay. Ce n’est plus le cas.”

Ces dernières années, quelques célébrités locales ont fait leur coming-out. Kumar, un célèbre humoriste, a révélé son homosexualité en 2011, après avoir passé des années à la nier. L’année dernière, Ivan Heng, acteur et directeur de théâtre, a posté sur Facebook un texte très émouvant pour annoncer qu’il avait épousé son conjoint de longue date lors d’une cérémonie au Royaume-Uni.

Selon Paerin Choa, porte-parole du mouvement Pink Dot, la communauté LGBT est devenue “plus intrépide”. La jeune génération “n’a plus aussi peur des normes sociétales et refuse de subir leur emprise”.

“Regardez le nombre de participants à la manifestation Pink Dot”, ajoute-t-il. “En 2009, la première année, il y en avait 2 500. L’année suivante, ils étaient 4 000. En 2015, on était 28 000.”

(Pink Dot a aussi été confrontée à plusieurs défis de taille, des groupes chrétiens et musulmans conservateurs ayant appelé les croyants à s’opposer à la manifestation.)

Dans d’autres domaines, on a aussi pu constater des progrès.

Christopher Khor, cinéaste transsexuel de 24 ans, sortira l’an prochain un documentaire qui promet d’être révolutionnaire sur la communauté trans de Singapour.

“Quand on a commencé à faire ce film, la communauté n’était absolument pas représentée. Le seul transsexuel que je connaissais, c’était moi”, nous dit Khor avec un grand sourire. “On espère que ce film va remettre en question l’idée que les transsexuels sont des gens différents’.”

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Quant à l’avenir de l’article 377A, juristes comme militants s’accordent à répondre au HuffPost qu’une abrogation est peu probable dans un avenir proche. “En tout cas, pas de mon vivant”, déclare l’avocat Peter Low.

Selon les militants, il y a encore bien du travail avant de pouvoir espérer atteindre cet objectif.

“La lutte sera longue”, estime Mme Chong. “Les militants doivent vraiment aller sur le terrain, et cela prendra très, très longtemps. Regardez les États-Unis. Comment ont-ils réussi à obtenir le mariage gay? Les militants ont passé des années à œuvrer au niveau local, à frapper aux portes, à informer les gens, à travailler très dur. Il faut avoir de la ressource, être tenace, et être suffisamment engagé pour passer dix ou vingt ans à se battre, sans jamais se décourager. Alors, oui, ce sera difficile.”

Lim et Chee disent croiser les doigts pour être encore là quand le vent tournera.

“Aux États-Unis, ça leur a pris quarante à cinquante ans pour arriver au point où ils en sont aujourd’hui. On va dans la bonne direction, ce n’est qu’une question de temps”, déclare Lim. “Ça ne me dérangerait pas de me marier à quatre-vingt ans. Sans hésitation.”

Portraits

Sean Lee>> “Le jour où j’ai avoué mon homosexualité à ma mère, ça s’est atrocement mal passé”, déclare Scott Teng. “Ma famille est très traditionnelle, et la première réaction a été: ʻSors de chez moi, suppôt de Satan!’ Elle a vraiment très mal réagi. Mais même si ça lui a pris quelques mois, elle a fini par accepter les choses et maintenant, très franchement, c’est la plus géniale des mères.

Elle m’a dit: ʻMême si la Terre devait s’arrêter de tourner, ta maman sera toujours là pour toi’.” (Sean Lee)

Avin Thomas>> Avin Tan, 30 ans, est homosexuel et séropositif. Selon lui, seuls deux homosexuels atteints du VIH ont révélé publiquement leur maladie à Singapour. Paddy Chew, mort en 1999 de complications liées au sida, a été le premier. Tan est le second.

“Il faut que nous soyons plus nombreux à faire notre coming-out”, déclare-t-il. “Ça demande un sacré courage et je reconnais que c’est risqué, mais nous avons besoin de témoignages de tous les horizons. C’est la seule façon de faire changer les choses.” (Sean Lee)

>> A la fin de l’année, Ching S. Sia, 32 ans, qui étudie l’architecture à l’Université nationale de Singapour, se rendra en Australie pour y faire congeler ses ovocytes.

“Je me suis toujours dit que j’aurais un jour envie de fonder une famille”, dit-elle. “En tant qu’homosexuelle, je veux avoir la possibilité de faire un enfant quand je le déciderai.” (Dominique Mosbergen)

Paerin Choa>> “En 2009 encore, le mot ʻgay’ était tabou. On ne l’utilisait jamais dans les médias, et très peu en public. Les événements LGBT se tenaient à huis clos. Les gens avaient peur que leur homosexualité ne soit révélée au grand jour, peur de perdre leur travail ou que leur famille découvre la vérité. Mais tout ça est en train de changer”, dit Paerin Choa, porte-parole de l’association Pink Dot. (Sean Lee)

Le photographe Sean Lee, établi à Singapour, a pris la plupart des portraits. Ses œuvres peuvent être consultées ici.

Cet article fait partie d’une série sur les droits LGBT en Asie du Sud-Est. Ils exposent les difficultés auxquelles est confrontée la communauté LGBT dans la région et met en valeur le travail et le courage de ses militants.

Cet article, publié à l’origine sur le Huffington Post américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast for Word.