Santé : Une nouvelle pilule qui pourrait révolutionner la vie gay réveille de vieux débats

>> Sex Without Fear : The new pill that could revolutionize gay life is reawakening old arguments.

Alors que les débats sur la PrEP prennent de plus en plus de place dans la réflexion sur la prévention du VIH aujourd’hui, Seronet propose en version française un article du journaliste américain Tim Murphy, parue le 13 juillet dernier dans le “New York Magazine”. “Du sexe sans peur” : Une nouvelle pilule qui pourrait révolutionner la vie gay réveille de vieux débats !

Gabriel et son pote aiment aller danser dans des boites vers Chelsea ou Hell’s Kitchen comme au Viva ou au Pacha. Une nuit, l’hiver dernier, ils ont fini dans un club en centre-ville, une grande soirée gay avec de la house industrielle et lancinante. C’était une soirée cuir et SM, Gabriel était en body. Il est généralement celui qui boit le moins dans le groupe, le plus raisonnable, mais alors que la nuit avançait, il finit particulièrement saoul et perché, embrassant beaucoup de mecs. “J’étais high, je planais”, raconte-t-il. Un couple qu’il connaissait vaguement l’a attrapé. Ils en voulaient plus. Gabriel a d’abord résisté avant de se laisser aller à l’esprit de la soirée. C’était, sur le moment, libérateur et jouissif.

En couchant ensemble, ils n’ont pas utilisé de préservatif ; le lendemain, il se réveille avec le besoin irrépressible de retrouver le contrôle. Gabriel est un agent immobilier de 32 ans. Il a été testé séronégatif la dernière fois qu’il est allé faire des analyses. Terrifié à l’idée que cela puisse changer, il se rend à Callen-Lorde, une clinique de Chelsea, où il est mis sous antirétroviraux pour 28 jours. Pris dans les 48 heures suivant l’exposition aux risques, cela réduit considérablement les risques d’infection, une sorte de pilule du lendemain du VIH. Gabriel n’a pas bien réagi au traitement. Il était nauséeux et épuisé pendant toute cette période.

Il a décidé de ne jamais revivre ça, aussi bien physiquement que par rapport à l’angoisse psychologique. Gabriel s’est donc fait prescrire par son docteur du Truvada. Le Truvada est un traitement utilisé depuis 10 ans qui est devenu en 2012 la première thérapeutique approuvée par l’agence américaine du médicament (FDA) pour un nouvel usage : prévenir a priori l’infection à VIH. Ce médicament peut potentiellement transformer drastiquement le comportement sexuel et psychologique de toute une génération. Pris tous les jours, il a été prouvé qu’il est efficace à 99 %. Pour Gabriel, c’était comme passer du système D à l’équivalent d’une pilule contraceptive.

Plusieurs mois après avoir commencé, Gabriel explique que ça lui a permis d’être plus assuré et décomplexé dans ses désirs, d’accéder à cette forme de joyeuse proximité des corps, de sexualité libérée dont les homos pouvaient profiter entre eux dans les années suivant les émeutes de Stonewall [juin 1969 à New York, ndlr], quand la vie gay est sortie de l’ombre et avant que le sida l’y renvoie, dans une obscurité plus noire encore.

Pour certains, ce nouvel usage du Truvada a été aussi révolutionnaire pour leur vie sexuelle que ça l’a été pour la médecine. “Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas peur du sexe. Cela a été une vraie montée d’adrénaline”, explique Damon L. Jacobs, un thérapeute de 43 ans qui a partagé sur Facebook son expérience de ce médicament de manière si positive que beaucoup ont pensé que Gilead, le laboratoire qui produit le Truvada, devait le payer. (Lui et Gilead disent que ce n’est pas le cas).

“J’ai passé la nuit avec un garçon que je connaissais et que je croyais séronégatif”, me dit-il. “Nous nous sommes endormi, trop saouls pour baiser”.  Le matin, ils ont essayé de nouveau, sans préservatif. “Il allait jouir”, raconte Jacobs. “Il m’a demandé : “tu veux que je sorte ?” J’ai dit non. Je me suis dit : “Je veux vivre ça, j’y ai droit”.

Ces dernières années, les discussions dans le milieu gay tournaient largement sur le mariage. Cet été, sur les réseaux sociaux, sur Fire Island, sur le quai de Christopher Street et dans certains groupes un peu partout dans le pays, ce dont de nombreux gays parlaient entre eux, c’était du Truvada. Et à leur grande surprise, les échanges étaient, au combien, tendus. Pour certains comme Jacobs, l’arrivée de ce traitement relève du miracle, libérant corps et esprit. Pour des médecins, des responsables en santé publique, ou des politiciens, c’est un nouvel outil très prometteur contre l’épidémie de VIH.

Pour d’autres à l’inverse, un médicament pouvant soulager la sexualité d’autant de freins, est en soi une raison de s’inquiéter. Ils craignent que le Truvada pousse les hommes à avoir autant de rapports sans préservatif qu’ils le souhaitent, ce qui pourrait causer une augmentation d’autres maladies transmissibles comme la syphilis. Ils sont aussi inquiétés par ceux qui ne prendraient pas ce traitement de manière aussi pointilleuse qu’ils le devraient, réduisant ainsi l’efficacité, et permettant peut-être l’apparition de résistances chez des personnes qui pourraient, plus tard, devenir séropositifs, et alors avoir ainsi besoin de ce même traitement.

De la même manière que les femmes célibataires qui prenaient la pilule contraceptive dans les années 60 se demandaient si elles seraient considérées comme des “salopes”, intériorisant une honte sociale réelle ou fantasmée, certains gays se demandent comment cela serait perçu par les hétéros ; le message renvoyé étant très différent de celui des annonces de mariage. D’autres gays encore voient dans l’existence d’un tel médicament une forme de trahison des victimes de l’épidémie ; une infidélité au préservatif, cet objet nous faisant osciller entre peur et lâcher prise, entre sexe torride et la lassitude du “safer sex” ; une trahison, enfin, du modèle dominant de vigilance dans la sexualité, qui s’est imposé dans la communauté gay depuis le début des années 80. Même après que les traitements du VIH aient permis à beaucoup de personnes de vivre avec le virus, les gays ont véritablement intériorisé cette barrière de latex comme la seule chose entre eux et les abysses ; pas seulement par rapport au VIH lui-même, mais aussi tout ce qu’il implique : perte de contrôle, de sa dignité, et échec en tant que citoyen “responsable”. Avec ces représentations chez les gays, difficile de distinguer si le débat sur le Truvada au sein de la communauté se base sur des données médicales ou sur les fantômes de l’histoire. Mais de quoi les gays ont-ils peur ?

Beaucoup de mes amis séronégatifs sont sous Truvada ; je ne le savais pas jusqu’à ce que je le leur demande, ils ont accepté de parler à la condition que j’enlève les noms. Le nombre de prescriptions de ce médicament est croissant. “L’été dernier, ça y allait”, confie le docteur Demetre C. Daskalakis, chef du service VIH de l’Hôpital du Mont Sinaï, qui a joué un rôle majeur pour obtenir l’autorisation d’usage du Truvada en PrEP par la FDA [agence du médicament américain].

Nathan, coiffeur âgé de 24 ans et ami de Gabriel, qui lui avait dit au départ que le dérapage de la soirée n’était probablement pas grave, s’est mis au Truvada à peu près en même temps que lui. Son nouveau compagnon, plus âgé et propriétaire d’un appartement luxueux à Chelsea, lui a conseillé de s’y mettre après que Nathan a eu un rapport sans préservatif avec un mec se justifiant par un “ça va”. Ce dernier lui a avoué plus tard être séropositif, mais en charge virale indétectable (les traitements suppriment les copies du virus dans le sang à tel point qu’il est indétectable, ce qui rend les personnes séropositives quasiment non contaminantes).

“Le tabou autour du barebacking, considéré comme amoral et dangereux, n’existe plus” explique Nathan avant d’ajouter : “Maintenant que je m’y suis mis, j’achète encore des préservatifs. Je ne veux pas être le genre de mec qui dit : “Je prends de la PrEP, alors même les yeux bandés, viens et baise moi sans capote”.

Certains prennent le Truvada pour ça, pour être sans limite. Ces personnes se revendiquent comme des “Truvada whores” (“putes à Truvada”), slogan qu’on a pu voir sur des tee-shirts et sur Instagram ces derniers jours. Pour d’autres, la question est plus simple, c’est rester dans des pratiques similaires, le plus souvent avec préservatifs, mais sans avoir en permanence peur. Pour la plupart des gays arrivés après la crise du sida, le sexe est avant tout abordé avec anxiété, bien avant l’envie. Sarit Golub, professeure de psychologie au Hunter College, mène une enquête avec Callen-Lorde montrant que la moitié des homosexuels pensent au VIH pendant tout ou partie de l’acte sexuel. “Pour moi, c’est une tragédie psychologique”, dit-elle.

J’ai pris un café et une part de tarte au Blue Stove à Williansburg avec Adam, un scénariste et réalisateur de 33 ans que je connais, qui me disait qu’il avait exactement le même âge que l’épidémie. “La peur était à son paroxysme après ma puberté. La télévision nous martelait des messages pour nous dire que nous, jeunes homosexuels, pouvions avoir cette maladie, en mourir, et rendre nos parents très tristes. J’avais une sorte de peur viscérale dès que j’avais des relations sexuelles, même si elles étaient sans risques. J’avais toujours peur le lendemain. Qu’allait-il arriver si j’avais sucé quelqu’un porteur du VIH avec le liquide pré-séminal ?”

Quand j’ai rencontré Adam, il avait pris sa première dose de Truvada la veille. Il était fatigué, mais il était aussi en manque de sommeil et ne pouvait dire si c’était lié au médicament. La nuit d’avant, il avait invité un plan cul régulier qui lui avait dit être séronégatif. “Je voulais qu’il jouisse dans ma bouche”, raconte Adam. “Mais je sais que la PrEP n’est vraiment efficace qu’à partir de 7 jours”. Matthew, un autre ami de Nathan, ingénieur, s’est mis sous PrEP comme une protection supplémentaire. Deux fois, le préservatif s’est percé. Il a un peu plus de 48 ans, et raconte qu’il a vu beaucoup d’amis séropositifs se battrent pendant des années avec l’infection et les traitements.

Gabriel, Nathan et Matthew déclarent ne pas avoir d’effets indésirables. Ils font des analyses tous les 3 mois pour être sûrs de rester séronégatifs ou sans autres IST, et deux fois par an, un médecin examine leurs reins (le Truvada peut causer des dommages sur les reins chez un petit pourcentage de personnes sous traitements). Cette peur de l’inconnu a poussé leur ami Lorenzo, un étudiant de 23 ans en école de commerce, à refuser le Truvada. “Je préfère les laisser faire les rats de laboratoire” explique-t-il “. “Je suis sexuellement très actif mais… le préservatif est comme un mur, ça met une distance avec l’autre”.

Pour lui, c’est quelque chose de positif.

Les chercheurs ont découvert l’effet préventif du Truvada avant même qu’il soit mis sur le marché, il y a près de 10 ans, pour son but premier (le Truvada, comme tous les traitements du VIH, fonctionne en empêchant les étapes permettant au virus d’agir sur les cellules humaines). Quand la FDA a approuvé l’usage préventif du Truvada, le laboratoire est resté relativement en retrait par rapport à ce nouveau marché potentiel. Gilead, pour qui ce médicament a été une machine à cash à plusieurs milliards de dollars en tant que traitement des personnes séropositives, préfère donner de l’argent à des associations pour soutenir les projets d’éducation et de sensibilisation à la PrEP. L’entreprise explique, par la voix de son porte-parole, que le Truvada “est un outil de santé publique et non une opportunité commerciale”. Gilead poursuit aussi un programme visant à rendre le Truvada accessible aux patients sans assurances ou ne pouvant se le permettre.

Des militants de la lutte contre le sida ont le sentiment que Gilead créé, petit à petit, un nouveau marché chez les séronégatifs qui pourraient prendre du Truvada (pour un coût de près de 1 300 dollars par mois) sans prendre de front les opposants à la PrEP au motif qu’ils feraient la promotion du sexe sans préservatifs. “S’ils assumaient d’en faire la promotion, ils seraient attaqués” explique Sean Strub, séropositif de 56 ans ayant fondé le magazine “Poz” pour les personnes vivant avec le VIH.

La méthode de Gilead semble fonctionner. A la fin du mois de Juin, à l’occasion du week-end de la marche des fiertés, le Gouverneur Cuomo, qui a mis les droits des LGBT au cœur de sa stratégie politique, a annoncé qu’il voulait permettre un accès plus large à ce traitement, ce dans la perspective de mettre fin à l’épidémie de VIH dans l’état de New York d’ici à 2020. Daniel O’Connell, chef du service de lutte contre le VIH de l’état, m’a annoncé que New York devrait sortir une campagne d’information d’ici la fin de l’année, ce qui serait inédit pour la PrEP.

La majorité des assureurs, privés comme publics,  à l’image de Medicaid, couvrent le coût du Truvada en usage préventif (c’est généralement le cas pour les traitements approuvés par la FDA pour un usage précis), et les potentielles controverses n’ont pas eu lieu. Certains bloggeurs se sont demandés si la décision du Lobby catholique à la Cour suprême stipulant que, sur la base des croyances religieuses, certains patrons pouvaient refuser de couvrir les besoins en contraception, pouvaient aussi s’appliquer au remboursement du Truvada.

Le Truvada concerne toutes personnes à risque de se contaminer au VIH, hommes comme femmes. Mais la PrEP reste essentiellement étudiée et discutée chez les gays puisque la prévalence reste la plus élevée dans cette communauté, notamment chez les jeunes gays latinos ou noirs américains. En 2010, les centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) ont enregistré une prévalence au VIH de 20 % chez les gays, à comparer avec les 0,3 % par rapport à l’ensemble de la population. Près de la moitié l’ignorait, et était donc hautement contaminante. En 2012, l’agence a enregistré une augmentation de 22 % de la prévalence au VIH chez les gays entre 13 et 24 ans sur les dernières années. Une modélisation indépendante, sur la base de ses résultats, a montré que si cette progression reste constante, la moitié des jeunes hommes homosexuels auront le VIH à l’âge de 50 ans. L’objectif du gouverneur Cuomo devient alors particulièrement ambitieux.

Le Truvada, évidemment, ne protège pas des autres IST. Pour ceux qui ont vécu l’émergence du sida, quand un mystérieux microbe sorti de nulle part, il y a cette peur, que revenir aux habitudes d’avant le préservatif, revienne à tenter de nouveau le destin. “Mère nature est une garce”, m’avait dit le Dr Martin Markowitz, un ancien du Centre d’étude sur le sida Aaron Diamond, “il ne faut pas la sous-estimer”.

Le concept de PrEP peut être effrayant, en particulier pour des homosexuels plus âgés, notamment les séropositifs. Larry Kramer, 79 ans, en mauvaise santé, séropositif depuis les années 80, en est aujourd’hui l’opposant le plus forcené, plein de mépris et d’incompréhension. Dans un article de mai du “New York Times” sur l’adaptation de sa pièce de 1985 “The normal Heart”, il explique dans une citation que “toute personne qui prendrait volontairement des antirétroviraux tous les jours doit avoir un pois chiche dans la cervelle. Il y a quelque chose de lâche à prendre du Truvada plutôt qu’utiliser des préservatifs. Vous prenez un médicament, un poison qui affaiblit, qui fait perdre l’énergie de s’impliquer, de se battre, d’agir”. Les défenseurs de la PrEP ont vivement réagi, disant d’abord que Kramer exagérait de manière éhontée la toxicité du Truvada (chez les personnes séropositives utilisant ce traitement, les effets indésirables semblent limités. Le plus souvent, cela peut causer dans les premières semaines des nausées et diarrhées, comme pour beaucoup de nouveaux traitements. Seul le temps permettra de d’identifier les effets du long terme du Truvada). Andrew Sullivan, qui est séropositif, a répondu sur son blog. “Imaginez une scène, quelqu’un se précipite dans une réunion de “Gay Men’s Health Crisis” (que Kramer a participé a fondé en 1981) et annonce l’existence d’une pilule qui, prise une fois par jour, protège du VIH. Est-ce que Larry aurait sérieusement dit que les personnes en prenant avaient des trous dans la tête ? “Je pense, à comment ça aurait pu aussi me sauver”. Michael Lucas, magnat du porno gay, récemment converti en défenseur sans faille des utilisateurs de PrEP, et autorisant le bareback dans ses films, a aussi réagi dans le blog de Out magazine : “Larry Kramer est un héros de bien des manières, mais cette fois, il est du mauvais côté de l’histoire”.

Des vétérans séropositifs et moins grincheux que Kramer ont aussi leurs réserves. Dans une présentation à la librairie Strand pour faire la promotion de son essai “Body Counts”, Strub, le fondateur de Poz, disait à propos de la PrEP. “Plutôt que d’apprendre aux séronégatifs à prendre soins d’eux, de leur santé, de leur santé sexuelle…  on va mettre des milliers de gays sous PrEP et ruiner ainsi l’économie pour nettoyer une communauté…” Il a précisé plus tard qu’il soutenait la PrEP en tant qu’option dépendant d’un choix personnel.

Un autre séropositif de longue date, un gérant de magasin de Chelsea dépisté en 1996, m’a aussi avoué avec franchise qu’il soutenait en théorie l’usage préventif du Truvada, mais que ça l’irritait au plus profond de son être. “J’étais à l’Eagle il y a quelques mois” explique-t-il, faisant référence au bar cuir de Chelsea. “Il y avait ce petit latino musclé et hyper sexe qui m’a dit qu’il était sous PrEP et que je pouvais le baiser sans préso direct . Et bim, il l’a dit comme ça, si simplement”. Steve a perdu  beaucoup de personnes qu’il aimait à cause du sida. Il trouve aussi difficile d’être témoin du débordement d’énergie festive durant les marches des fiertés. “Je veux que les personnes comprennent pourquoi ils ont des droits aujourd’hui et de compléter : “C’est grâce à ceux qui ont soufferts et qui sont morts. Ca doit être reconnu et honoré”.

Walter Armstrong, 57 ans, lui-même séronégatif, est un ancien d’Act Up qui a aussi perdu de nombreux amis. Pour lui, “le sida en tant que crise grave s’est arrêté pour les gays des classes moyennes à la fin des années 90… mais je ne pense pas être le seul gay de ma génération à ne pouvoir m’en remettre”. Il espère pourtant que la PrEP va rendre le préservatif obsolète. “Voilà, c’est dit !” s’est-il écrié d’un haussement de voix. “Il y a quelque chose de laid à voir ces gays plus âgés ayant survécu au sida dire au jeunes “après tout ce que nous avons vécu, on ne peut croire que vous puissiez prendre la PrEP et risquer votre vie pour du cul”. Quand on repense à tout ce que nous avons vécu, je ne peux croire qu’on puisse le revendiquer ni même le penser”.

Mais les anciennes habitudes d’une communauté sont difficiles à abandonner. Photographe et réalisateur, Michael Wakefield, séronégatif de 51 ans, a accueilli des soirées 100 % préso pendant plus de 20 ans. “Je l’ai vu littéralement séparer des mecs s’ils n’utilisaient pas de préservatifs puis les virer” raconte Daskalakis, qui a beaucoup travaillé aux côtés de Wakefield sur des programmes d’accès à la santé, comme le vaccin contre la méningite, pendant des soirées. “En fait, moi j’ai érotisé le préservatif” me dit Wakefiels : “Il signifie que quelque chose d’excitant va arriver, que quelqu’un va se faire baiser”. “Mais j’ai l’impression de devenir un dinosaure du préservatif”.

A la fin de ma vingtaine et au début de ma trentaine, après avoir eu des rapports “safe” et plein d’anxiété pendant toutes les années 90, j’ai eu un période de dépression et d’addictions. Ce n’était pas que je désirais consciemment avoir du sexe bareback, mais j’en étais à un point où je ne voulais plus penser au VIH, aux risques, je voulais m’abandonner. Les drogues m’y ont aidé. Cet été, ça va faire 14 ans que je suis séropositif. A l’époque, avec les traitements inhibiteurs de protéase sur le marché, je n’avais pas peur d’en mourir. Je me suis en revanche senti honteux, blessé même, parce que j’avais trahi une forme de code moral, à la fois personnel, mais aussi par rapport à la communauté. Pour les hétérosexuels bienveillants et la plupart des gays, il y avait une excuse pour la première vague de contaminations dans les années 1980, personne ne savait que c’était là et comment s’en protéger. J’étais dans la seconde vague, ceux qui “auraient du savoir”.

Mais avec le temps, beaucoup de mes amis dans la trentaine sont aussi devenus séropositifs. Pas tous, heureusement, mais un tous les quelques mois. Ils avaient parfois été victimes de dépression et d’usage excessif de produits, mais c’était aussi parfois un vrai manque de bol. Et nous savions que nous devrions trouver des moyens pour avoir des traitements chers pour le reste de notre vie. Pire que ça, dans les hiérarchies du monde gay, nous étions désormais des citoyens de seconde classe. C’est sûr, des séronégatifs allaient rester ouverts, et on ne pouvait parler du manque de mecs supers et séropositifs avec qui baiser. Mais nous serions toujours face au dilemme suivant : cacher le statut sérologique et se sentir mal, ou le dire et attendre pour l’acceptation ou le rejet (ou souvent, un mélange déconcerté des deux). Nous aurions été de bons candidats pour la PrEP.

Ce n’est pas très compliqué pour un homosexuel actif et urbain d’entendre parler et d’accéder à du Truvada. C’est moins le cas pour des groupes qui, pourtant, en auraient le plus besoin : les gays et bis afro-américains entre 13 et 24 ans qui, en 2010, représentaient le double de nouvelles contaminations comparées aux blancs ou aux hispaniques.
Christopher Street et son quai sont un lieu où traînent ces jeunes gays et trans de couleur. J’ai passé quelques temps avec eux, cet été, en demandant ce qu’ils connaissaient et savaient de la PrEP. Par bien des manières, ce n’était pas si différent de ce qu’en pensaient des personnes un peu plus âgées des bars de Chelsea et Hell’s Kitchen : l’un deux était informé sur le Truvada et en prenait peut-être grâce au CDC de Harlem, les autres n’en avaient pas entendu parler. Certains m’ont simplement dit qu’ils ne pensaient pas que ce médicament existait, que je devais avoir de fausses informations.

“Les jeunes gays noirs ont du mal avec le concept de PrEP” m’avait expliqué plus tôt Steven-Emmanuel Martinez, un afro-hispanique de 25 ans qui va beaucoup vers eux pour parler de traitement préventif dans le cadre de son travail à l’AVAC,  une organisation qui plaide pour un vaccin (des fois que vous vous le demandiez, les progrès sur ce front tiennent en un mot: lents.) “Je pense aussi me mettre sous PrEP, même si je fais particulièrement attention”, dit-il avant de préciser : “Je veux que ces mecs croient ce que je leur dis parce que je le vis aussi, pas parce qu’on me paie pour le dire. Pour beaucoup, ça semble juste trop beau pour être vrai”.

Un après-midi plus doux, je trainais sur le quai avec un de ces groupes de potes. Ils étaient ou sans emploi, ou avec un job peu qualifié, se demandant quoi faire cet été. Ils m’ont dit être séronégatifs et dépistés. Alec, 21 ans, visage d’enfant, le plus loquace, a déjà entendu parler de la PrEP, il a même refusé une proposition pour intégrer une recherche dessus, mais il aimerait y repenser. “Je comprends pourquoi les gens sont prêt à le faire. Les femmes utilisent la pilule contraceptive. Pourquoi les homosexuels devraient être effrayés d’utiliser quelque chose ? Les gens ne vont pas pouvoir toujours se protéger. Ils peuvent être accompagnés”. “Mon école m’a aussi proposé une recherche sur la PrEP” rajoute Alonzo, son sosie de 22 ans. Il l’a aussi refusé.

W., 23 ans, qui porte une casquette des Blackhawks de Chicago répond doucement et avec difficulté qu’il “n’est pas intéressé”. Il dit être “vierge”. Alonzo rajoute qu’il a des rapports sexuels seulement deux fois par ans. “Je n’ai confiance en personne”, dit W. Ils sont tous d’accord sur un point, ils ont peur de se contaminer au VIH. “Vraiment” insiste Alonzo. Ils sont au courant que la prévalence au VIH est très élevée pour des gens comme eux. “Ici, on doit probablement pouvoir se contaminer juste en respirant”, dit Alec en montrant le quai.

Rudolph, 20 ans, raconte qu’il a appris l’estimation alarmante par les CDC d’une prévalence de 46 % de séropositivité chez les homosexuels noirs dans une enquête (terminée aujourd’hui) de Noah’s Arc sur des gays afro-américains. “Ma grand-mère l’a”, dit-il. “Tu sais ce qui m’énerve ? C’est qu’il y a un remède, et ils le gardent. Ils ont lancé le sida pour une raison”.

Alec m’a dit que je pouvais le rappeler pour prendre des nouvelles. J’ai appris qu’il avait été recalé à l’université, qu’il vivait avec sa grand-mère à Harlem. Un peu plus tard, après avoir bien discuté, il a concédé : “Okay, je vais être vraiment honnête avec toi”. Il est escort boy, il va chercher ses clients au Village. L’argent sert à acheter des vêtements de marques pour lui ou des provisions pour sa grand-mère. Il a été testé positif vers la fin de l’année 2012 et est sous traitement. Il a beaucoup de difficultés à prendre les médicaments qu’il obtient grâce au Medicaid, surtout parce qu’il boit et se défonce tous les jours. “Je me sens con… Comme si j’étais dans une catégorie, dans une case. C’est ce que la société attendait de moi. J’aurais pu m’en protéger, mais j’ai laissé tout ça arriver”.

Le marketing habile autour du Truvada s’adresse généralement aux hommes séronégatifs en couple avec des séropositifs. Plusieurs experts m’ont dit qu’ils trouvaient ça redondant pour les séronégatifs en couple sérodifférent de prendre de la PrEP si le conjoint est indétectable. Mais c’est moins sujet à controverse que de viser ceux qui vont avoir des rapports non protégés avec plusieurs partenaires. Un après-midi brumeux en milieu de semaine, je suis allé me balader vers Bushwick pour rendre visite à Leo Herrera et Michael Beard, qui se sont rencontrés sur l’application gay “Scruff” lors de la vague de froid de l’hiver dernier. Herrera, 33 ans, séronégatif, mince et léger, est réalisateur et militant LGBT. Beard, 37 ans, séropositif, est un écrivain tatoué, monteur et barman aux joues pleines. Herrera parle vite et beaucoup, tandis et Beard intervient doucement pour combler ses blancs. Assis dans la cuisine confortable de Beard, son chat Chuck déambulant entre leurs jambes, ils me racontent comment, un soir glacial, Herrera a invité Beard à diner autour de choux de Bruxelles, de saucisses, et d’un verre de vin ; comment à la fin, il lui a proposé de rester.
“J’ai dit que je voulais bien si c’était réciproque”, se souvient Beard.
– “Il jouait le timide”, dit Herrera.
– “Non, je le pensais vraiment”.
Beard est resté pour la nuit. Il avait dévoilé son statut sérologique pendant le dîner (il a été dépisté en 2011 après un rapport sans préservatif avec un mec qui ignorait sa propre séropositivité), en racontant comment il obtenait son traitement par l’ADAP, le programme fédéral d’assistance aux personnes vivant avec le VIH/Sida. Leo Herrera n’avait pas de problème avec cette information. Finalement, ils ont pris des bains ensemble pendant le reste de l’Hiver. Ce n’est qu’en Mars, quand ils étaient à la Nouvelle-Orléans pour le mardi gras, qu’ils sont tombés amoureux. “J’ai réalisé que l’hiver à New York n’est pas le meilleur moment pour voir ce qu’il y a de mieux chez quelqu’un”, raconte Herrera qui trouvait jusqu’alors Beard un peu acariâtre. A leur retour, Herrera était confronté à un dilemme. Il voulait faire l’amour sans préservatif, mais la charge virale indétectable de Beard n’était pas suffisante pour apaiser ses craintes. Herrera a commencé à se renseigner sur la PrEP.

“J’ai vécu ça comme une vraie perte de contrôle, de repères”, raconte Herrera. “Avant, je pensais que je me mettrais sous PrEP comme toutes les “salopes” de New York, puis j’y ai pensé juste pour un seul homme. J’ai eu l’impression de rentrer dans les carcans de la santé publique, sans parler du marketing indirect et lâche de Gilead. Est-ce que c’était vraiment ce dont j’avais besoin ?”

Tout ce que Beard disait à Herrera, c’était que c’était son corps et sa décision, mais qu’il ne serait pas à l’aise avec l’idée d’être actif pour un rapport sans préservatif, sauf s’il y avait du Truvada. Herrera a rempli les papiers pour entrer dans le programme Obamacare et accéder à la Prep. “J’étais un migrant latino qui avait grandi sans suivi médical. J’ai finalement eu une raison d’intégrer une structure de soin, d’aller chez le docteur et de faire des tests tous les 3 mois”. Il a pris sa première dose de Truvada en buvant une grande cannette de Bière “Sixpoint”, avant de poster une photo de la cannette à côté du flacon de Truvada sur Facebook. Un ami a commenté par un smiley triste (pensant probablement que Herrera s’était contaminé), mais un autre a répondu : “le futur est maintenant !” Un dernier disait qu’il aimait prendre sa PrEP avec du mimosa.

Après 10 jours, une fois qu’ils ont été sûrs que le Truvada agissait pleinement, Beard a pénétré Herrera sans préservatif. “J’avais peur de le blesser” raconte Beard. “J’ai été étourdi toute la journée du lendemain” a répondu Herrera. Il sourit.

L’homosexualité est différente de l’hétérosexualité simplement du fait de qui désire qui. Dans les 50 dernières années, les hommes gays ont fait l’expérience d’une longue série de turbulences face à la psychologie collective de la sexualité. Du placard de la période pré-Stonewall à l’abandon des années 70-80, brisé par la mort, puis la honte et la peur du VIH. Et maintenant ? J’ai demandé à Herrera ce qu’il ressentait en étant sous Prep après “cette crise de colère dans sa tête”, comme il dit, qu’il a dû affronter avant d’être sous traitement alors qu’il prenait sa décision, comme une version miniature des nombreux débats ayant traversé la sexualité gay sur le demi-siècle dernier. Il réfléchit. “C’est le sentiment d’un futur, comme un nouveau chapitre”. Puis Herrera nous a surpris en se mettant à pleurer. Après tout, une longue histoire de désirs et de peurs si imbriqués ne se défait pas si facilement. “Je suis vraiment fier car de nombreux hommes sont morts pour que je puisse faire ça”, lâche-t-il.

Beard a pris la main de Herrera. “Leo pense tout haut”, dit-il. Et puis pour moi, “pourquoi devrions-nous continuer de nous punir ?”

Traduction de l’anglais par Théau Brigand et Mathieu Brancourt.

>> Gabriel and his friends like to go dancing at places in Chelsea and Hell’s Kitchen like Viva and Pacha. One night last winter, they ended up at a downtown club hosting a circuit party, a huge gay rave with throbbing, industrial house music. The theme was leather and S&M, and Gabriel* wore a singlet. He’s usually the least interested in drinking of the group­—he’s the responsible planner—but as the night wore on, he wound up becoming very drunk and very high and making out with lots of men. “I was feeling the fantasy of it all,” he says. A couple he vaguely knew grabbed him. They wanted to do more, insistently. Gabriel resisted at first and then, he says, decided to just give in to the spirit of the evening. It felt, at the time, freeing and hedonistic.

But he hadn’t been wearing a condom when they had sex, and in the morning, he woke up wanting nothing more than to regain control over that moment. Gabriel is a 32-year-old real-estate broker. He had tested negative for HIV the last time he’d been to a clinic. Terrified that might change, he went to Callen-Lorde, a health clinic in Chelsea, where he was placed on a 28-day course of a full HIV-medication regimen. When taken within three days of exposure, it dramatically reduces the chances of infection—something like the morning-after pill for HIV. Gabriel didn’t react well to the course: He felt nauseous and drained the whole time.

He never wanted to go through that again—neither the physical or the psychological anguish. So Gabriel got a prescription from his doctor for Truvada. Truvada is a ten-year-old HIV-treatment pill that, in 2012, quietly became the first drug to be approved by the FDA for a new use: to prevent HIV infection. The drug has the potential to dramatically alter the sexual behavior—and psychology—of a generation. When taken every day, it’s been shown in a major study to be up to 99 percent effective. For Gabriel, it was like switching to birth control instead of Plan B.

Several months after starting the drug, Gabriel says it’s allowed him to be bolder and more unapologetic in his desires, to have the kind of joyfully promiscuous, liberated sex that men enjoyed with one another in the decade or so after the Stonewall riots brought gay life out from the shadows and before the AIDS crisis shrouded it in new, darker ones.

For some men, Truvada’s new use seems just as revolutionary for sex as it is for medicine. “I’m not scared of sex for the first time in my life, ever. That’s been an adrenaline rush,” says Damon L. Jacobs, 43, a therapist who has chronicled his own experience with the drug on Facebook so enthusiastically that some assume Gilead, the drug’s manufacturer, must be paying him. (It’s not, say both he and Gilead.)

“I stayed the night with a guy I knew, whom I believe to be HIV-negative,” he tells me. “We passed out, too drunk to fuck.” In the morning, they tried again, without a condom. “He was getting close to coming,” Jacobs relates, “and he said, ‘Do you want me to pull out?’ and I said, ‘No.’ I thought, I want this experience. I deserve this.”

For the past several years, the conversation about gay life has been, to a large degree, a conversation about gay marriage. This summer—on social media, on Fire Island, at the Christopher Street pier, and in certain cohorts around the ­country—what many gay men are talking about among themselves is Truvada. And what’s surprising them is how fraught the conversation can be. For some, like Jacobs, the advent of this drug is nothing short of miraculous, freeing bodies and minds. For doctors, public-health officials, and politicians, it is a highly promising tool for stopping the spread of HIV.

But for others, a drug that can alleviate so much anxiety around sex is itself a source of concern. They worry that Truvada will invite men to have as much condom­less sex as they want, which could lead to a rise in diseases like syphilis. Or they fret that not everyone will take it as religiously as they ought to, reducing its effectiveness and maybe even creating resistance to the drug if those users later become HIV-positive and need it for treatment. And just as the birth-control pill caused single women in the sixties to wonder whether they’d be seen as “sluts” and to internalize that real and imagined shame, some gay men wonder how Truvada will play in the straight world; it sends a strikingly different message from the one in the “Sunday Styles” wedding announcements. Other gay men worry that the very existence of such a drug is a kind of betrayal: of those who’ve died in the epidemic; of fealty to the condom, an object alternately evoking fear and resilience, hot sex and safe-sex fatigue; and of a mind-set of sexual prudence that has governed gay-male life since the early ’80s. Even after treatments for HIV made it a manageable disease for many, gay men have absorbed the message that a latex sheath is all that stands between them and the abyss. Meaning not only HIV infection but everything it implies: loss of self-control and personal dignity, abdication of civic responsibility.