Prof et out: de l’importance de dire aux élèves qu’on est #homosexuel

La crise s’annonçait énorme, j’ai donc choisi de devenir prof pour ne pas finir à la rue. Ça, c’était la décision facile. La plus dure, ça a été de savoir comment j’allais sortir du placard à mon lycée et y survivre.

Il n’y avait plus d’argent pour la recherche –surtout sur les minorités, vous imaginez bien– ni à l’université, ni au niveau européen, ni dans le privé. La mode était passée, la «crise» était là. On sauvait les banques, on rationalisait, tout ça, fini les conneries de gauchistes, rien à faire des meufs, des arabes, des pédés, des tziganes. Même les hommes hétérosexuels blancs qui avaient les bons réseaux commençaient à déserter la recherche et essayaient de se recaser dans des endroits plus sûrs. J’ai fini par ravaler ma fierté et envoyer mon CV et une lettre de motivation à un lycée qui cherchait un prof de français. J’y suis allé, ça a cliqué entre ma collègue de français, le proviseur adjoint et moi, j’aimais le bâtiment des années 1950 avec des murs en briques, du bois partout et de grandes fenêtres, j’ai été embauché à l’essai pour l’année scolaire, et voilà.

C’est comme ça que je suis devenu prof.

Bon, je vais un peu vite. Il a aussi fallu ensuite que je passe l’agrégation («habilitation de premier degré» en néerlandais), mais c’était une formalité: dans l’enseignement, le plus dur ce n’est pas la matière qu’on enseigne ni la pédagogie ou la didactique, et encore moins les cours plus ou moins bidon à l’université, mais le rapport avec les élèves. Pour ça, il faut des heures et des heures de vol, mal dormir et se poser beaucoup de questions.

Un mois après la rentrée, passées les sueurs froides à l’idée que vos élèves se révoltent et que le chaos prenne le dessus, j’ai commencé à me sentir mal. J’étais dans le placard, chose qui ne m’était pas arrivé depuis plus de vingt ans.

Je ne suis pas follissime, mais je ne suis pas non plus un bûcheron canadien ni un hooligan tatoué, et je sentais les élèves qui se donnaient un coup de coude de temps en temps avec une œillade entendue. Mon étui pour iPhone avec des oreilles de lapin (super pratique pour le sortir de la poche) avait donné lieu à des remarques discrètes sur ma virilité.

Des élèves me demandaient souvent si j’étais marié. Je leur montrais ma bague en leur disant que oui, mais je voyais bien que ce n’était pas la réponse qu’ils attendaient.

Après de nombreuses insomnies, je suis allé voir ma collègue et je lui ai dit que vraiment je ne supportais plus d’être dans le placard après avoir été tellement out tout ma vie d’adulte. Pendant l’entretien d’embauche, avant la rentrée, le proviseur-adjoint m’avait demandé si j’étais marié à une Hollandaise, et j’avais répondu que non, à un Américano-portugais. La seule réaction, alors:

«Tu penses que c’est un problème si les élèves le savent?»

J’avais répondu qu’en Hollande en 2010 ça serait quand même fort que cela pose problème, surtout à des jeunes. Ça lui avait suffi. Et là, j’étais au moment charnière, où justement je ne savais plus comment faire.

Ma collègue m’a dit:

«Tu sais, Laurent, tu n’es pas le seul ici. Notre collègue d’allemand vit avec sa femme depuis des siècles et ne l’a jamais caché. Les élèves l’adorent. Va lui parler, elle saura ce que tu dois faire.»

Je suis donc allé voir ma collègue lesbienne, une grosse Hollandaise largement plus gouine que j’étais pédé. Malgré son physique imposant, il s’agissait d’une femme très douce, et j’ai vite compris pourquoi les élèves l’aimaient bien, surtout en vmbo (le niveau le plus bas, souvent réservé aux enfants d’ouvriers et de migrants) où le contact personnel est important.

«C’est très simple, Laurent, il ne faut jamais mentir aux enfants qui savent tout de suite si tu mens ou pas. S’ils me demandent, je leur dis que je vis avec une femme, qu’elle est aussi prof d’allemand, mais dans un autre lycée. Cela n’a jamais posé aucun problème en plus de vingt ans. Les élèves apprécient mon honnêteté, ils sont rassurés, et ils ne posent jamais de questions gênantes ou trop privées, savent très bien où sont les limites.»

J’ai rapporté ma conversation à ma collègue de français, qui se doutait bien quel conseil elle me donnerait et m’a demandé:

«Bon, concrètement, comment tu vas faire ça?»

Je n’avais aucune idée. J’ai commencé à préparer plein de réponses standard à toutes les questions que les élèves finiraient forcément pas poser, certaines cinglantes, d’autres plus drôles… J’essayais de me préparer, mais j’étais terrorisé à l’idée d’être moqué, comme je l’avais été adolescent alors que je ne savais même pas que j’étais gay et que les bad boys des mauvaises classes (j’étais dans la bonne classe avec allemand, latin et grec) me traitaient de sale pédé.

Marié et pas d’enfants?

La première sortie du placard a été bizarre. C’était ma cinquième vwo (le niveau le plus élevé, menant éventuellement à l’université), avec des élèves très jeunes et adorables.

«Monsieuuuuur?

— Oui ma grande.

— Vous êtes marié?

— Mais oui, depuis plus de dix ans.

— Mais vous n’avez pas d’enfant?

— Non, juste deux chiens et un chat.

— Mais vous êtes marié?

— Oui, je te l’ai dit.

— Mais vous n’avez pas d’enfant?

— Toujours pas, non.»

C’est là que le reste de la classe intervient.

«Arrête avec tes questions, il t’a dit qu’il était marié et n’avais pas d’enfant.»

Sous-entendu: «Mais t’es bête ou quoi, faut qu’on te fasse un dessin?»

Pas de mensonge, mais pas non plus une sortie tonitruante du placard. Le fait que les élèves soient restés si gentils et aient remis leur camarade en place me donnait de l’espoir. J’allais y arriver.

Ceux qui enseignent le savent bien: la relation avec la classe passe avant la discipline, les notes ou les devoirs. J’avais compris cela très vite, et si je m’efforçais à tout bien faire et à bien apprendre mon métier, je savais aussi que la façon dont j’agissais envers mes classes déterminerait tout le reste.

Finalement, j’ai été aidé par ma classe la plus difficile. C’était une quatrième havo, le niveau intermédiaire: des enfants relativement intelligents mais soit paresseux, soit pas assez structurés ou trop perturbés par le divorce de leurs parents pour aller en vwo. C’était une classe très dure, avec des redoublants, quelques cas de discipline assez gratinés, des enfants dyslexiques, hyperactifs, d’autres dont les parents manipulateurs, pervers ou absents faisant de leur mieux pour gâcher la vie de leurs enfants. J’avais déjà reçu des emails d’insultes d’une mère xénophobe, j’avais assisté à ma première scène d’hystérie adolescente (partie de rien en moins de trois secondes), à des triches répétées, et à un bavardage constant dans toutes les matières du matin au soir… bref, la totale.

Il y avait une fille particulièrement paresseuse, manipulatrice et odieuse, on va l’appeler Lisa. J’en avais assez peur, et le reste de la classe encore plus. Sa grande intelligence sociale était au service de sa méchanceté, et ses mots blessaient ses camarades plus que ses poings d’ado grandie trop vite.

Un jour que je vérifiais les devoirs (qu’elle n’avait pas faits), elle m’a demandé directement «Monsieur, vous êtes homo?» pensant sûrement me mettre dans l’embarras. Sans réfléchir, j’ai répondu:

«Oui. Ouvre ton cahier, tu me montres tes devoirs?»

Elle n’a pas su quoi répondre, et la classe était tout à coup très silencieuse. Ils ont ensuite fait semblant de bavarder comme si rien ne s’était passé, mais personne n’était dupe. Lisa n’a même pas fait de crise quand je lui ai donné des devoirs supplémentaires, et le cours s’est plutôt mieux passé que d’habitude. Surtout, c’était officiel, j’étais sorti du placard. Je me sentais bien.

Connaissant mon lycée et ses élèves, je me suis dit que la nouvelle allait voyager rapidement. Ce fut effectivement le cas.
Il est beau?

Le lendemain, j’avais une troisième havo, moins difficile que ma quatrième, mais pas forcément plus travailleuse. Il y avait beaucoup d’élèves d’origines différentes. Ceux qui étaient arrivés le plus récemment travaillaient fort pour avoir de bonnes notes, malgré leur néerlandais lacunaire. Les élèves de la deuxième génération avaient une attitude passive-agressive vis-à-vis des adultes en général, et des Néerlandais en particulier, et n’hésitaient pas à utiliser l’islam pour mettre les profs mal à l’aide.

Il y avait une grosse fille voilée qu’on va appeler Rachida. Elle s’était fait virer de plusieurs collèges et c’était à notre tour de nous faire martyriser par sa grande gueule et ses crises de colère. Elle ne faisait jamais ses devoirs, tapaient les autres élèves. Chez moi elle se tenait tranquille car je ne me laissais pas marcher sur les pieds et que je l’avais remise à sa place quand elle m’avait traité de raciste après un téléphone confisqué. Mieux, je m’étais énervé en français un jour qu’elle avait été particulièrement odieuse, et j’y avais gagné une certaine forme de respect. Disons que pour le prof débutant que j’étais, elle ne faisait pas peur mais que je ne laissais jamais tomber ma garde.

Le lendemain de ma spectaculaire (not) sortie du placard, Rachida m’a apostrophé:

«Hey Monsieur.

— Oui, Rachida.

— On m’a dit que vous êtes marié avec un homme. C’est vrai, ça?

— Oui.

— OK. On voudrait savoir s’il est beau.

— Oui, je le trouve beau.

— On peut voir une photo?

— Non, désolé, on va faire une dictée, là, ce n’est pas le moment.

— OK, on voulait savoir, c’est tout.»

Et ce fut tout.

Aussi curieux que cela paraisse, ces deux classes ont été plutôt sympa avec moi le reste de l’année. Ils n’ont pas vraiment travaillé plus fort, ni moins bavardé, mais je n’ai pas eu de crise majeure comme ils ont pu en faire subir à mes collègues.

Au contraire, même, ils ont été ravis de se prêter à mes expériences pour mon mémoire et ma recherche pratique à l’université et faisaient régner l’ordre dans le couloir car ils savaient que je n’arrivais pas à bien me concentrer quand il y avait du désordre en dehors de ma classe. Rachida m’a même fait la bise et m’a offert un gâteau à la fin de l’année, alors qu’elle avait insulté d’autres profs pendant le dernier cours, vu qu’elle devait redoubler.
Un cadeau que l’on fait aux élèves

Depuis, j’ai affiné ma technique. Déjà, comme tous les profs, lors des premières semaines je suis vraiment strict pour relâcher ensuite doucement la pression. Une fois que les élèves ont compris comment votre cours fonctionne et ce qu’on attend d’eux, on peut se concentrer sur le lien humain. Et là, il faut être soi-même, honnête et humble, avec ses erreurs, ses passions, et faire preuve d’ouverture malgré les petits cons et les parents-consommateurs.

Ensuite, il faut savoir que dans une classe de 30 il y a statistiquement au moins un(e) élève qui est homo, parfois on le/la repère tout de suite, parfois c’est moins évident, et que les enfants sont ouverts d’esprit pour peu qu’on s’y prenne bien. La sortie du placard n’est pas qu’une faveur qu’on s’accord à soi-même, mais aussi un cadeau qu’on fait au élèves, en leur montrant que ce n’est qu’une version particulière (un sur trente, environ) de la diversité humaine normale, comme le genre ou la couleur des yeux et de la peau.

Le meilleur moyen de sortir du placard est de glisser une anecdote, l’air de rien, sur son mari, une fois que la confiance est installée. En général, le petit Marocain particulièrement folle au premier rang vous salue ensuite avec un sourire plus large, et la fille qui aime tant jouer au foot avec les garçons vous annonce que le français est sa matière préférée et qu’elle voudrait faire un exposé sur le PSG mais qu’elle aime bien l’OM aussi. Mercredi prochain ou plutôt jeudi après la récré?

Pour la plupart des élèves, ce n’est qu’un élément pas forcément très important d’une personnalité plus large. Pour d’autres, c’est la clé d’une scolarité avec moins de stress: si Chambon a un mari et que personne n’y trouve à redire, pourquoi pas moi plus tard…?

Certains élèves ne sont pas intéressés par vous, d’autres vous ont googlé et en savent presque trop. Certains vous adorent et pleurent quand ils n’ont pas une bonne note car ils ont peur de vous avoir déçu, d’autres s’en fichent et sont contents avec la moyenne, quelques-uns ne vous aiment pas, ça peut arriver, je n’adore pas non plus tout le monde.

Beaucoup de mes élèves pensent que je suis un peu sourd car je leur fais parfois répéter leur question, surtout s’il y a un peu de bruit dans la classe (le néerlandais n’est pas du tout ma langue maternelle), aussi histoire d’avoir le temps de penser à la réponse.

L’orentation sexuelle n’est pas la chose la plus importante

Ils bavardent tranquillement dans la cour quand je dois surveiller, en pensant que je n’entends rien, ou que je comprends pas leur langage de jeune. Je laisse planer le malentendu.

«Tiens, lui, c’est Chambon, c’est un vrai Français. Il a l’air sévère comme ça, mais on rigole bien en classe. Il a deux gros chiens qui comprennent le français, il en a amené un l’autre jour qui s’appelle Martin et il obéissait aux élèves, surtout quand on utilisait des croquettes. Son mari est venu le chercher ensuite car il n’a pas l’habitude d’être avec autant d’enfants. Mon père l’a entendu à la radio. Il nous a appris des gros mots en français pour survivre dans le métro. Il aime bien les dictées, et hier on a dansé en cours sur une drum machine car on avait tous eu tout bon.»

Mots clés importants ici: chien francophone, gros mots, rigolé.

On m’a dit qu’en France, la plupart des profs homo sont dans le placard, de gré ou de force. Comment peut-on rester dans le placard alors que les élèves savent déjà l’essentiel, juste en vous regardant lors du premier cours? Comment peut-on développer une relation avec ses classes en leur mentant? Comment peut-on imaginer que les élèves peuvent vous faire confiance quand ils savent que vous êtes marié à un homme mais que vous leur mentez et que vous vous inventez une femme ou une vie de célibataire?

Comment vont-ils apprendre que l’orientation sexuelle n’est pas la chose la plus importante chez les gens si leurs profs agissent comme s’il s’agissait de quelque chose de mal qu’il faut cacher?

Maintenant que le mariage est ouvert aux couples du même sexe, il va falloir sortir du placard dans les écoles. Et si jamais cela pose un problème avec les parents, les proviseurs qui ne soutiennent pas leurs profs vont devoir changer de métier, car leur métier c’est justement cela: enseigner à chacun qu’il faut accepter les autres et soi-même tels qu’on est nés.

Laurent Chambon
Article également paru sur Minorités.org