« Nous, les intersexes, voulons qu’on laisse nos corps tranquilles »

Vincent Guillot est à l’origine du mouvement Intersexe en francophonie et porte-parole de l’Organisation internationale des intersexes (OII). Il nous a écrit à la suite de l’article « Allemagne : ni féminin, ni masculin, le troisième genre bientôt reconnu » afin de nous prévenir qu’une interprétation rapide nous avait laissé penser qu’il s’agissait d’une victoire alors que pour lui et une partie du mouvement Intersexe, cette nouvelle loi est au contraire une défaite.

Nous l’avons réinterrogé pour faire le point sur les revendications de ces personnes qui ne revendiquent pas l’appartenance à un « troisième genre », mais simplement le respect de leur intersexuation.

Rue89 : Pourquoi la création d’une troisième case dans les registres d’état civil allemands n’est pas une bonne nouvelle selon vous pour la reconnaissance des intersexes ?

Vincent Guillot : Le mouvement Intersexe est divisé sur le sujet de la déclaration du sexe administratif mais très majoritairement pour garder le binarisme homme/femme et faire comme cela se passe en Suisse : le droit à l’autodétermination et l’arrêt des opérations non consenties. Là bas, on vous dit : « Vous avez un enfant différent et on va vous accompagner. »

En Allemagne, les parents préféreront déclarer leur enfant comme homme ou femme plutôt que de le mettre dans une classe à part et faire de lui un « paria », pour reprendre les mots du juriste Jean Carbonnier.

Il reste insupportable que votre enfant n’ait pas de sexe administratif, car on entre dans l’humanité par la déclaration à l’état civil qui passe par le sexe, donc cette nouvelle possibilité va pousser à accélérer l’opération.

Une autre partie importante du texte qui modifie l’état civil allemand est que pour certaines catégories d’intersexes (l’hyperplasie congénitale des surrénales : ces personnes ne sont pas considérées comme des intersexes mais comme des « filles ratées »), on inscrit dans le droit les mutilations. Ce qui veut dire que les parents ne pourront pas s’opposer aux opérations, ou plus rarement, et que ceux qui ont été mutilés ne pourront plus attaquer leurs médecins.

Les médias mettent à tort les revendications des intersexes dans le même bain que celles des personnes transsexuelles ?

Oui, et les intersexes dans leur grande majorité ne sont pas des militants « queer ». Ils dissocient leurs revendications de celles des tenants des études de genre. Les trans sont en demande d’opération ou de changement de perception sociale de leur genre. Il peut arriver néanmoins que les Intersexes qui ont été transformés en filles ne se vivent pas comme des femmes, ou inversement.

Nous, on veut juste qu’on laisse nos corps tranquilles : on ne touche à rien tant que la personne n’est pas en capacité de s’autodéterminer. Mais la plupart du temps, leur corps leur convient. L’intersexuation n’est ni une maladie, ni un handicap, c’est juste être différent. Bien le vivre est donc pour moi une force, pas une faiblesse.

En France, comment cela se passe-t-il pour les naissances d’enfants de sexe indéterminé ?

Il est déjà possible de ne pas déclarer de sexe administratif à la naissance. La circulaire du 28 octobre 2011 le précise dans son article 55 :

« Il peut être admis qu’aucune mention sur le sexe de l’enfant ne soit initialement portée sur l’extrait de naissance. »

Mais la situation doit être résolue dans un délai d’un ou deux ans. Dans la réalité, les parents se font extorquer l’opération par les médecins, donc c’est une mutilation en dehors de tout cadre légal.

Comment est-il décidé de donner le sexe féminin ou masculin ?

Selon les situations, soit les médecins savent fabriquer un pénis qui saura pénétrer un vagin et uriner debout, et ils feront un garçon, soit ils ne savent pas et trouvent plus simple de couper et de fabriquer un vagin pour faire une fille.

C’est cela qui décide de l’opération, pas les chromosomes. La plupart du temps, on fabrique des filles car c’est plus simple de couper un clitoris trop grand. Cela s’appelle une excision, pratiquée par des médecins pour des raisons sociales et non religieuses, et pas encadrée par la loi !

A-t-on des chiffres sur les personnes concernées et les opérations ?

Non, il n’y a pas de chiffres officiels, mais la spécialiste Claire Nihoul-Fékété, professeure émérite de chirurgie infantile, a parlé sur France Culture de 8 000 naissances par an et de 2 000 enfants opérés. Mais attention, chaque nourrisson sera opéré plusieurs fois. J’ai rencontré une personne opérée 100 fois et de nombreuses avec plusieurs dizaines d’opérations. Moi, j’ai eu de la chance, je n’ai été opéré « que » dix fois.

Vous pouvez raconter votre histoire personnelle ?

L’obstétricien a dit à ma mère : « C’est bizarre, mais on le déclare garçon et on verra quand il aura l’appendicite », car à l’époque l’imagerie médicale n’existait pas encore. Quand ils ont ouvert parce que j’avais l’appendicite, ils n’ont rien noté dans mon dossier médical.

J’avais une partie d’utérus, un vagin, j’avais les deux, peut-être pas d’ovaires. Ils ont retiré tout ce qui était fille et ont construit une verge et ajouté de la testostérone pour me viriliser. J’ai passé l’enfance à l’hôpital sans rien savoir. Pour mes parents, j’étais un garçon qu’il fallait réparer.

Puis je suis devenu père par insémination artificielle avec donneur anonyme. Comme n’importe quel couple stérile ! La parentalité intersexe n’est pas plus problématique que pour un couple infertile.

Vous dites qu’on peut vivre très bien en restant intersexe, comment le savoir ?

Comment le savoir ? En nous le demandant ! Nous rencontrons depuis plus de dix ans que l’OII existe des milliers d’Intersexes à travers le monde, et nous sommes frappés de la différence de vécu entre les personnes mutilées et les non mutilées.

En France, on est tous mutilés, dans les pays pauvres non. En Afrique du Sud par exemple, les Noirs ne l’étaient pas et les Blancs sont mal dans leur peau et marginalisés.

Les enfants non mutilés deviennent des adultes épanouis bien intégrés socialement alors que dans les pays où l’on mutile, c’est l’inverse.

Nous sommes nombreux a avoir des séquelles opératoires à vie, comme des infections urinaires récurrentes, des douleurs, et nombreux sont ceux qui ont perdu toute possibilité d’éprouver du plaisir ou, pire encore, souffrent lors des rapports sexuels.

Lorsque nous ne sommes pas mutilés, nous avons toutes nos capacités érogènes et donc une sexualité épanouie. Une grande partie des intersexes seraient fertiles si on ne les stérilisait pas dans la petite enfance. De plus, comme les autres couples infertiles, nous avons accès aux Cecos (Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains).
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