Le Gay Hussar, lieu légendaire de la gauche britannique

Au milieu du 19e siècle, l’endroit offre refuge à une foule de locataires désargentés. Au 26 Dean Street, Karl Marx et sa famille s’entassent dans un appartement insalubre. Au rez-de-chaussée de l’immeuble se trouve aujourd’hui le très chic restaurant Quo Vadis de Marco Pierre White. Friedrich Engels, pourtant plus fortuné, s’est établi au numéro 28. Pendant la guerre, Charles de Gaulle se rend à la French House, un café situé au numéro 49.
Un lieu légendaire

En quittant Dean Street, on coupe à travers Frith Street pour rejoindre Greek Street. Au numéro 18 se trouvait le siège de la Première Internationale, cofondée par Marx et Engels. Quelques mètres plus en avant, au numéro 2, près de Soho Square, on parvient au Gay Hussar un restaurant de cuisine hongroise traditionnelle.

Il ne s’agit pas de n’importe quel restaurant, mais d’un lieu légendaire de la gauche britannique. Ouvert en 1953 par Victor Sassie, le fils d’un armateur, le restaurant fut très vite fréquenté par des éditeurs (Jonathan Cape ou Rupert Hart-Davis) et des écrivains (TS Elliot). Nye Bevan, ministre de la Santé dans le gouvernement Attlee (1945-51) et animateur de l’aile gauche travailliste, transforma le lieu en quartier général officieux de la gauche politique et intellectuelle. La formidable Barbara Castle, ministre dans les gouvernements Wilson (1964-70 et 1974-76) était une habituée et Michael Foot, un ancien leader travailliste (1980-83), y fêta son 90e anniversaire en compagnie de camarades.

Le 3 octobre, je suis invité au Gay Hussar par les membres de l’Anjou Club. Une fois par mois, les animateurs de ce « club de gauche » invitent une personne pour plancher sur un sujet politique. C’est ma deuxième apparition puisqu’en mai 2012, j’y étais déjà intervenu. Les membres du Club souhaitent que j’aborde la question suivante : « Quels enseignements Ed Miliband peut-il tirer d’une année de présidence Hollande ? » J’accepte avec plaisir. Le Club ne rémunère pas ses intervenants, mais les régale d’un repas de cuisine hongroise.

Lorsqu’on pénètre dans le restaurant, la lumière tamisée surprend. La rétine demande un moment d’adaptation. L’endroit offre assurément une certaine intimité aux comploteurs de tout poil. Les murs sont recouverts de caricatures de personnages politiques et de journalistes connus. Au dessus de la porte qui mène à la cuisine se trouve une étagère recouverte d’ouvrages politiques.

Une table en U dans une pièce minuscule

Je monte les escaliers au fond à gauche et parviens à l’étage. Une table en U et 18 sièges remplissent la salle minuscule. J’ai suivi les consignes de mon hôte à la lettre et suis arrivé au restaurant à 12h15 précises. Selon le rituel établi, les convives ont quinze minutes pour se saluer, s’assoir autour de la table et passer commande auprès d’un serveur bourru. Lorsque je fais mon entrée tout le monde est déjà assis. Il est impossible de rejoindre la partie centrale de la table sans déranger plusieurs personnes disposées sur les côtés de la table en U. Je décide de parcourir les derniers mètres jusqu’à mon siège en passant à quatre pattes sous la partie centrale de la table. Lorsque je réapparais de l’autre côté, Bernard, le président du Club Anjou, affiche un air moqueur. Il me raconte qu’Ed Balls (le ministre des Finances dans le Shadow Cabinet travailliste) a emprunté le même chemin pour venir s’assoir il y a un mois. Imaginer Ed Balls rampant sous la table me met de bonne humeur.

Bernard est depuis cinq ans le président de l’Anjou Club. Il a succédé à Aubry Morris, son fondateur, décédé en 1989. Morris était un pur cockney, né dans l’East End au début du siècle. Juif de la working class, il avait fait fortune en mettant sur pied la première compagnie de voyage aéroportée pour supporteurs de football. Morris était non seulement un fidèle supporteur de Tottenham Hotspurs, mais il était aussi un communiste. Devenu millionnaire, il ne renia jamais la deuxième grande passion de sa vie.

Bernard a 88 ans. Il en parait 75 à peine. Il a été membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il me confie qu’il a dû mettre son engagement politique en sourdine car il était avocat. Les deux engagements étaient difficilement compatibles dans l’après-guerre. Il est depuis peu un membre critique du Labour Party, « faute de mieux ». Bernard entreprend de me présenter en aparté les 16 autres convives assis autour de la table. Les plus jeunes ont plus de 60 ans, les plus anciens n’ont pas d’âge. Les hommes, pour la plupart, portent un costume et une cravate ; les femmes sont élégantes.

La sociologie de l’assemblée est très intéressante : il y a plusieurs anciens hauts fonctionnaires ; des avocats ; un dirigeant du syndicat des journalistes (NUJ) ; une économiste hongroise (qui me dit détester la cuisine du Gay Hussar) ; une militante antifasciste ; un des dirigeants nationaux de la lutte anti-Apartheid dans les années 70. Pratiquement tous sont ou ont été communistes. Une majorité d’entre eux sont juifs et spirituellement bundistes. Un homme me confie que sa femme est une rescapée de la Shoah.

Fidèles à leur idéal de jeunesse

L’Anjou Club a la saveur exquise du Golden Notebook de Doris Lessing et du Left Book Club qui réunissait des intellectuels de gauche dans les années 30 et 40. Me voici entouré d’individus éduqués, qui ont exercé des responsabilités professionnelles et politiques importantes. Ils appartiennent objectivement à la bourgeoisie, mais aucun n’a renié sa classe d’origine ; aucun ne s’est accommodé du capitalisme ou du thatchérisme, fut-il « à visage humain », comme celui de Tony Blair. Ils étaient d’authentiques socialistes, ils le sont restés. Cette constance leur confère une certaine crédibilité : outre Ed Balls, éminent dirigeant du Parti travailliste, Larry Elliott, éditeur économique du Guardian et Frances O’Grady, secrétaire générale du TUC, viendront déjeuner au Gay Hussar ce trimestre.

Après la brève introduction de Bernard, je prends la parole. Le serveur nous apporte bientôt les entrées. Je parle devant un auditoire qui manie couteaux et fourchettes. Quand je termine, j’ai pris du retard sur les convives et dois avaler mon premier plat dans la précipitation. On me pose les premières questions. Précis et pertinents, les commentaires se succèdent. Sur ma gauche, Ted, dans une langue châtiée, intervient longuement sur le Front populaire. Il insiste sur l’appui décisif des ouvriers et des syndicats au mouvement de luttes qui a permis les conquêtes ouvrières du gouvernement Blum, et regrette la désunion de la gauche au pouvoir. Le propos est éloquent. Je relève un instant la tête de mon assiette de Goulasch.

La conversation se poursuit jusqu’au café. Puis, les remerciements et l’au revoir d’usage sont échangés. Bernard manie avec brio l’art de l’understatement et de l’humour à froid. Je conclus en leur disant que lorsqu’enfin le socialisme sera établi, notre société sera un Anjou Club à grande échelle ; un espace dans lequel l’humanité réconciliée et une bonne table se rencontrent. Mes hôtes rient et Bernard annonce que le Club m’invitera de nouveau dans un an.

Je quitte le Gay Hussar et reprends le chemin de l’université. La température est inhabituellement douce pour la saison. En marchant, mes pensées se fixent soudainement : seront-ils encore tous présents l’an prochain ?

Par Philippe Marlière
Twitter : @PhMarliere
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