Non, il n’existe pas « un » ordre naturel, n’en déplaisent aux fanas d’Alliance VITA

Non, il n’existe pas « un » ordre naturel, n’en déplaisent aux fanas d’Alliance VITA. Le biologiste Frank Cézilly rappelle que, dans la nature, ni mâles ni femelles n’évoluent dans des rôles figés.

Quand « les conservateurs veulent décider de ce qui est naturel ou non »

Tapez « écologie » dans votre barre de recherche. La première suggestion sera « écologie humaine ». Pour vous éviter de cliquer, voici un court résumé : ce mouvement a été crée en mars 2013 par des membres de la Manif pour tous, le groupe opposé au mariage des couples homosexuels. Son principal représentant est Tugdual Derville, également directeur général de l’association Alliance VITA qui lutte contre le droit à l’avortement et à l’euthanasie.

Alliance-Vita-bordeauxSous prétexte de préserver un prétendu « ordre naturel », ce groupe avance des idées rétrogrades. On ne compte plus sur leur site les mentions accusant nos contemporains d’agir « sans égard à la nature des choses », disant qu’en légalisant le mariage homosexuel « la puissance publique est mobilisée au service d’un projet de dénaturation de la vie humaine » ou encore que « l’euthanasie, l’avortement, le clonage, la GPA, la théorie du gender, et autres ’progrès’ nous éloignent de la vérité, de la liberté, de la dignité et de la vocation humaine ».

Jamais ces personnes ne s’appuient sur des travaux de biologistes ou d’écologues

Comme si les lois de la nature étaient simples et bien connues. C’est pourtant totalement l’inverse.

C’est ce qu’avait montré en 2014 le passionnant ouvrage de Frank Cézilly, « De mâle, en père ». Le spécialiste de l’écologie comportementale à l’université de Bourgogne s’y appliquait à démonter tout un tas d’idées reçues sur la famille, les pères ou encore sur l’homosexualité et l’homoparentalité dans le règne animal. Son ouvrage raconte une « histoire naturelle » du mâle, du père et de la famille.

Face à la montée des mouvements conservateurs qui prennent la nature en prétexte, la parole de Frank Cézilly est précieuse. Nous avons donc choisi de lui proposer le grand entretien que voici.

Dans le débat public sur la famille, on entend encore souvent des propos estimant qu’il existe un « ordre naturel » des choses. Est-ce parce que la science a tardé à s’intéresser à ces questions ou parce que la vulgarisation est mal faite ?

Frank Cézilly : La science a mis du temps à dépasser certains préjugés et à traiter certain sujets, ça peut tendre à consolider des idées toutes faites. Mais il y a aussi une vulgarisation sélective des travaux. Il y a une certaine presse qui aime caresser les lecteurs dans le sens du poil.

Le rôle du père dans la nature fait-il partie de ces sujets oubliés ?

Globalement, il y a moins de soins paternels que de soins maternels dans la nature. Si l’on tire au hasard une espèce, il y a plus de chance pour qu’elle pratique des soins maternels que des soins paternels.

Biologiquement, il faut comprendre le concept de l’anisogamie. C’est très simple, je vous l’explique. Dans les espèces qui se reproduisent de manière sexuée, il y a des mâles et des femelles. Les femelles produisent des gamètes de grosse taille en petite quantité, comme les ovules, et les mâles produisent des gamètes de petite taille en grande quantité, comme les spermatozoïdes.

Les mâles ont la capacité de féconder énormément de femelles, donc on pourrait s’attendre à ce que la sélection naturelle favorise chez les mâles une stratégie qui consiste à essayer de copuler avec le plus grand nombre de femelles, alors que les femelles, ne gagnant pas grand chose à multiplier les copulations qui peuvent engendrer des risques pathogènes ou de prédation, devraient, elles, se montrer rétives aux copulations. De même, une fois que les jeunes sont produits, les mâles gagneraient peu à prodiguer des soins parentaux et gagneraient plus à essayer de féconder d’autres femelles.

Ce que l’on constate c’est que, oui, cette asymétrie existe au départ, mais qu’elle est très largement filtrée par l’environnement, et qu’on retrouve toutes les configurations, toutes les stratégies. Il y a effectivement des mâles qui ne fournissent aucun soin parental, mais il y a aussi des femelles qui n’en produisent aucun.

Cette asymétrie a certainement été trop mise en avant, pour expliquer les différences ente mâles et femelles, toujours dans le même sens, celui du mâle volage, qui ne s’occupe pas des enfants, et de la femelle, chaste, qui est très maternelle. C’est un cliché qui est entré en résonance avec les stéréotypes populaires. C’est une idée qui a aussi beaucoup été diffusée aux Etats-Unis dans l’après-guerre, quand beaucoup de femmes ont demandé à travailler ou à quitter leur foyer, ce qui a poussé beaucoup de conservateurs à insister sur l’importance de la mère dans l’éducation, à considérer le rôle du père comme négligeable, et à utiliser des arguments tirés de la psychanalyse pour préserver le rôle social conventionnel des sexes.

Faut-il en conclure qu’il est dangereux d’utiliser la nature comme argument ou de s’en inspirer pour comprendre l’homme ?

Ce n’est pas dangereux en soi. Un évolutionniste ne peut pas couper le règne animal en petits territoires, il y a une continuité des êtres vivants et l’homme en fait partie. Par contre, le mouvement scientifique de l’écologie comportementale propose d’appliquer un raisonnement économique pour le faire. Il étudie les pressions économiques qui se posent aux différentes espèces et auxquelles elles répondent d’une manière qui est souvent identique. Dans mon livre, j’explique que, très souvent, on peut comprendre la répartition des soins parentaux entre mâle et femelle comme la conséquence d’une pression économique.

Dans mon livre, je prends l’exemple du protèle. C’est une espèce proche de la hyène qui appartient à un groupe de carnivores, mais qui n’est pas carnivore. Elle se nourrit de termites, qui ont un rendement énergétique très faible : cela lui prend donc un temps très important. En conséquence, les femelles ne peuvent à la fois allaiter et se nourrir, ce qui incite donc les pères à s’occuper des jeunes pendant qu’elles se nourrissent. Cette contrainte économique est la même chez les humains : si la mère travaille plus pour augmenter ses revenus, on peut aller vers une différentiation des tâches qui va être plus de soins parentaux donnés par le père.

Faire le parallèle entre les deux n’est pas dangereux. Ce qui est dangereux c’est la démarche de certains mouvements, comme la psychologie évolutionniste qui estime qu’au Pléistocène, il y a plus de 150 000 ans, il y aurait eu des pressions particulières qui auraient façonné notre système nerveux, et qu’on en serait prisonnier aujourd’hui. Ça ne repose sur rien de scientifiquement établi, mais ça tend à renforcer les stéréotypes dont ceux qui expliquent que les pères sont violents parce qu’ils ont un risque ou une crainte de ne pas élever leurs propres jeunes.

Comme expliquer le succès de ces théories aujourd’hui ?

On a un manque de culture scientifique chez ceux qui sont censés la vulgariser, comme chez les décideurs. Même France 2 préfère faire appel aux frères Bogdanoff qu’à des gens sérieux pour parler de sciences. On voit des escrocs à longueur d’année nous parler de science, ça participe à l’obscurantisme.

Vous pensez à qui ?

Boris Cyrulnik par exemple. C’est un conteur, ce n’est pas un scientifique, on connaît ses erreurs. Mais dès qu’il sort un bouquin, on n’entend plus que lui. Il n’y a pas que lui d’ailleurs, ils sont plusieurs comme ça. Et on pourrait faire des tests : je doute que 10% des sénateurs ou des députés sachent définir un gène, ce qui ne les empêche pas de voter des lois sur les OGM.

Au cœur de mon ouvrage, il y a la logique de l’évolution, qui, quand elle est bien comprise, nous détourne des stéréotypes. Or, enseigner l’évolution aujourd’hui est parfois difficile parce que ça heurte les convictions religieuses, de toutes les confessions d’ailleurs. On peut faire l’objet de réflexions, j’ai aussi eu des élèves qui ont eu des réactions parfois violentes. Certains ont fait évacuer la salle aux gens présents de leur confession, et ont refusé d’assister aux cours magistraux sur le sujet.

Pour évoquer les différences de comportement des individus au sein d’une même espèce, vous utilisez la notion de personnalité chez les animaux. Est-ce nouveau ? Est-ce un moyen supplémentaire de s’intéresser à la diversité animale ?

Oui c’est nouveau, en tout cas le fait d’employer le terme. Un certain nombre de chercheurs ont récemment essayé de donner un cadre rigoureux à cette étude. La notion de personnalité désigne le fait qu’il existe au sein d’une population animale des différences comportementales qui sont stables dans le temps et dans différents contextes. Par exemple, certains individus vont être plus sociables que les autres. Si on met plusieurs individus dans un premier environnement inconnu, on va aussi voir que certains sont plus téméraires que les autres.

Ce qui intéressant c’est que si on les place à nouveau dans un autre environnement inconnu, ce sont encore les mêmes qui vont être encore les plus téméraires. Et si on laisse des indices montrant la présence de prédateurs dans cet environnement, on va voir que tous vont réduire leur zone d’exploration, mais ceux qui étaient plus téméraires restent encore les plus téméraires.

On voit aussi que la personnalité s’exprime de la même manière sur tous les registres. Si l’animal est timide pour chercher de la nourriture, il sera aussi timide pour chercher un partenaire sexuel. L’origine de ces variations comportementales est encore mal connue, il y a certainement des différences génétiques, qui peuvent jouer et puis il peut y avoir l’effet du développement de l’individu. Tout ça c’est très intéressant, et c’est un vaste champ qui reste à explorer.

Pourquoi la sélection naturelle n’a-t-elle pas justement sélectionné les individus qui ont une personnalité de « bon père » ?

Tout dépend ce qu’on appelle bon père et mauvais père. Si on prend une population, on va voir que certains mâles donnent plus de soins parentaux que d’autres, et on peut penser que ce sont eux les bons pères. Mais il faut regarder à plus long terme. Ce père peut vouloir donner beaucoup à une première portée, et peut-être que cela aura un coût important pour lui et qu’il pourra moins investir à la portée suivante. Alors qu’un père qui investit moins pourra investir une valeur constante à chaque portée. Qui est le meilleur père dans ces conditions ?

De même, on peut aussi regarder combien les individus produisent de descendants. Si on prend d’un côté un mâle qui ne courtise qu’une seule femelle, produit un certain nombre de jeunes et s’investit beaucoup avec sa portée, et d’un autre un mâle qui courtise un plus grand nombre de femelles et s’investit peu, on peut constater que les deux peuvent produire au final le même nombre de descendants.

En fait la sélection naturelle ne va pas favoriser une seule stratégie, au contraire, elle va favoriser l’existence de différentes stratégies. On arrive à des stratégies que l’on appelle « évolutivement stables », on les analyse par la théorie des jeux. Cela veut dire que le bénéfice que va avoir un individu à opter pour une stratégie A dépend du nombre d’individus qui jouent cette stratégie A, et réciproquement pour un individu B. On aboutit à des équilibres, on appelle cela un polymorphisme équilibré, il en existe beaucoup dans la nature.

Et ce n’est pas tout. On voit aussi chez les oiseaux que l’interaction entre le père et la mère est important dans la réussite des nichées. Ça suggère que le père n’est pas intrinsèquement bon ou mauvais, mais que ça dépend de l’individu qu’il a en face de lui. Cela aussi ça fait relativiser la notion de bon ou mauvais père.

Vous dites à la fin de votre livre que la meilleure connaissance du rôle du père dans la nature peut nous aider à « parvenir à un monde plus juste ». Quels conclusions et conseils tirez-vous de votre livre ?

Si on comprend que les pères ne sont pas biologiquement prédisposés à être des êtres égoïstes et insensibles à leur enfant, à ce moment là, on peut rétablir une certaine égalité, pas seulement entre les sexes.

Quand on comprend bien le fonctionnement de la nature, on échappe aux stéréotypes, à l’idée qu’il y a un ordre naturel qui s’impose à nous. Au contraire, on comprend ce qui génère la diversité et on l’accepte comme une donnée essentielle de la nature. Le seul ordre naturel, c’est la diversité. Il n’est pas impossible que des gens mal informés pensent qu’il y a un modèle naturel qui fait que les femmes doivent être cantonnées au soin des enfants, et que le fait qu’elles s’émancipent est dangereux. Mais il faut les informer et leur montrer qu’ils se trompent.

Ce livre vous a aidé à devenir un meilleur père ?

Je suis devenu père à 45 ans. J’enseignais déjà sur le sujet mais à la naissance de ma fille, j’ai eu l’idée de faire un livre sur le père dans la nature que je voulais lui dédier. Juste après, a commencé à se cristalliser le débat sur la famille et l’homoparentalité. J’ai entendu des bêtises, même de la part d’élus et de dignitaires des cultes, et ça m’a encore plus incité à l’écrire.

En temps que père, ça peut aider à quelque chose, à ne pas se poser la question de « quel père je dois être ? » mais plutôt de « quel père je suis ? ». Je pense qu’on est dans un monde qui formate, on nous dit « vous devez faire comme ça », « voici la recette pour être un bon père ». Alors qu’il faut plutôt observer ce qu’on est, et essayer de comprendre comment on réagit par rapport aux contraintes qui s’imposent à nous et qu’on ne réalise pas toujours.

C’est un exercice très intéressant. Ça permet aussi d’accepter beaucoup mieux la diversité des conduites des pères, à ne pas penser qu’il y a un modèle unique à suivre.

Vous expliquez que chez les espèces qui comptent deux parents, il est préférable que des individus du même caractère s’assemblent. N’est-ce pas contradictoire avec votre éloge de la diversité ?

On a trouvé ça chez certaines espèces. Ça ne veut pas dire qu’on le verra partout. Pour l’instant on a trouvé que chez plusieurs espèces, si on a deux parents très téméraires ensemble ou deux parents très timides ensemble, ils feront mieux qu’un téméraire et un timide ensemble. Mais ça maintient justement la diversité. Si tous les timides et les téméraires s’accouplaient entre eux, on n’aurait sûrement plus que des individus à mi-chemin au bout d’un moment.

Vous dites qu’on comprend mal les règles de la nature, est-ce lié au fait que nous sommes totalement déconnectés de celle-ci ? Pensez-vous que si on l’observait plus on serait moins obscurantistes ?

Je suis persuadé que la formation et l’observation naturaliste éloignent de l’obscurantisme. Sur la diversité par exemple. Quand on n’observe pas les canards, tous les canards ressemblent à des canards et c’est tout. Mais quand on regarde mieux, on voit qu’il y a des tas d’espèces différentes. Et même qu’au sein d’une seule espèce, il y a des individus très différents. C’est très important, c’est une éducation à la différence qui est partout dans la nature. Après, beaucoup de gens ont des connaissances, prenez un paysan ou un chasseur il va savoir où on trouve telle ou telle espèce. Mais il ne sait pas forcément pourquoi elle est là. Le savoir naturaliste est important, mais il faut aussi chercher à comprendre.

L’écologie est souvent vue comme l’opposée du féminisme, c’est notamment le cas dans les propos d’Elisabeth Badinter. Votre livre est-il une manière de les réconcilier ?

Il se trouve que pour mon bouquin j’ai lu Elisabeth Badinter. Je pense que cette femme est formidable, totalement compétente dans son domaine. Elle n’a peut-être pas une compréhension totale de l’écologie aujourd’hui. D’abord il y a une écologie féministe, des gens comme Patricia Gowaty. Dans le monde anglo-saxon, il y a une grande tradition à ce sujet. Je ne pense pas que l’écologie soit anti-féministe, au contraire. Il y a sûrement par contre une récupération de l’écologie par des groupes conservateurs, qui ont tendance à vouloir décider de ce qui est naturel ou non.

Thibaut Schepman | Journaliste Rue89