Kasha Nabagesera: «Je ne sais pas si je serai en vie demain»

HOMOSEXUALITÉ L’attribution jeudi du Prix Martin Ennals 2011 à l’Ougandaise Kasha Nabagesera met en lumière les graves violations des droits des minorités sexuelles en Afrique.

Son frère de lutte a été assassiné, son visage a été brocardé dans les médias avec celui d’autres homosexuels sous le titre «Pendez-les», et chaque semaine elle
change de domicile par crainte pour sa vie… Le prix d’un engagement sans faille pour les droits des lesbiennes, bi, gays et transgenres (LGBT), qui sera récompensé ce soir à Genève1. La militante ougandaise Kasha Jacqueline Nabagesera, fondatrice et présidente de Freedom and Roam, y recevra le prestigieux Prix Martin Ennals des droits humains. Interview.

A quoi ressemble la vie d’une homosexuelle en Ouganda?

Kasha Nabagesera: Le harcèlement est quasi quotidien. Que ce soient des injures publiques ou une répression plus insidieuse, le simple fait d’être soupçonné d’être homosexuel est lourd de conséquences: les expulsions de logement ou les licenciements sont monnaie courante. Beaucoup de gays se suicident.

Les lesbiennes en particulier sont victimes de sévices sexuelles, souvent violées par des hommes qui pensent les «guérir» d’une soi-disant déviance. Ou qui réaffirment leur domination masculine sur une femme qui, selon eux, serait trop virile.

Les discours haineux résonnent aussi bien lors des prêches dans les Eglises que dans les rangs des politiques. Même au sein des écoles, de nombreux enseignants encouragent l’intimidation des enfants soupçonnés d’avoir des penchants homosexuels, qui sont menacés d’exclusion.

Comment expliquer une aversion si violente?

Avant tout parce que la loi pénalise l’homosexualité par une peine pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à vie. Ainsi, dans l’esprit de nombreux Ougandais, être gay est un crime. Une réalité qui prévaut sur le continent africain, où la majeure partie de la population croit qu’il s’agit d’un mal véhiculé par l’influence occidentale.

De toute façon, les Africains ont toujours considéré l’homosexualité comme tabou. Si nous revendiquons notre droit d’exister, ils prennent cela comme une menace pour leurs valeurs traditionnelles.

Voilà un an, vos coordonnées et votre photo ont été publiées en «une» d’un grand quotidien de Kampala, comme celles de cent autres personnes désignées comme gays, avec un appel au meurtre. Quelles sont les conséquences de ces coming out forcés?

Depuis la parution de cette liste, je vis dans une peur permanente, je change constamment de domicile. Régulièrement, les forces de sécurité m’arrêtent pour m’intimider. Les gens m’insultent dans la rue, on me montre du doigt. L’incertitude de savoir si je serai en vie le lendemain est angoissante. D’autant que nous ne bénéficions d’aucune protection légale.

Trois mois après la parution de cette liste, mon camarade David Kato qui y figurait aussi a été assassiné devant sa porte. Et le gouvernement a observé le plus grand silence là-dessus. Il attise même la haine avec une proposition de loi anti-homosexualité, dans laquelle il réclame ni plus ni moins que la peine de mort pour les gays!

La proposition de ce projet de loi au Parlement, en mai dernier, a-t-elle une visée électorale?

Pas vraiment, car le projet de loi a été rédigé en 2009, et il n’a été examiné qu’après la présidentielle de février [scrutin qui a reconduit l’actuel président Museveni au pouvoir depuis 25 ans, malgré des soupçons de fraudes massives, ndlr]. Le projet a été élaboré après une série de séminaires organisés par des évangélistes américains aux quatre coins de l’Ouganda, durant lesquels ces fondamentalistes ont pratiqué une désinformation constante, en associant homosexualité et pédophilie ou sida. Des politiciens ougandais ont participé à ces conférences, et sont ressortis convaincus que la meilleure option était de tuer les gays.

Mais face à la contestation de l’opposition et aux pressions de la communauté internationale, l’examen de ce projet de loi a été suspendu sine die. Nous demandons son annulation totale, car chacune de ses sections constitue une violation des droits humains, et pas seulement la peine de mort. Par exemple, celui qui ne dénoncerait pas un homosexuel, même s’il s’agit d’un simple doute, serait passible d’une peine de trois ans de prison. Pour contrer ce projet, avec d’autres associations, nous avons lancé en août la campagne nationale «Hate no more» (Plus de haine). Il s’agit d’informer et de lutter contre l’exclusion sociale des homosexuels. Car de nombreux Ougandais dans les provinces sont partisans du projet de loi tout en ignorant ce qu’il implique. Nous voulons que la population sache que nous existons vraiment: certains compatriotes sont persuadés que nous sommes payés pour être homo.

Que va apporter ce prix à votre combat?

C’est une bonne motivation: ce prix signifie que les droits des homosexuels font partie intégrante des droits de l’homme. C’est un message fort adressé à tous les Ougandais et autres Africains qui estiment que les gays sont des citoyens de seconde zone. Une fois à la maison, les gens me diront que c’est une disgrâce pour mon pays. Mais je le prends comme un encouragement pour tous ceux qui luttent contre les abus faits aux minorités: le respect de la dignité humaine doit être l’affaire de tous.
InfoSud