Cinéma. «A trois on y va» : une histoire d’amour triangulaire et viable

Le Français Jérôme Bonnell nous a habitué à des films sensibles, où plane quelque chose du cinéma de François Truffaut, comme dans J’attends quelqu’un, en 2007, ou Le Temps de l’aventure, en 2013. Il y a donc du Jules et Jim, version ultra-contemporaine, dans A trois on y va, son sixième film, mais le trio, ou plutôt le « trouple » (la contraction de « trois » et « couple ») compte désormais deux filles pour un garçon.

Le mot ressemble à une blague. Trouple. Un mot-valise pas très engageant, qui n’inspire que très moyennement la confiance. Pourtant, dans le langage du polyamour (terme générique regroupant les différentes formes d’amour multiple), le trouple est un vrai mot. Également employé en anglais, il désigne une histoire d’amour triangulaire dans laquelle chaque personne entretient une relation amoureuse avec les deux autres. A aime B, qui aime C, qui aime A, et réciproquement. Un dispositif que développe Jérôme Bonnell dans une partie de son film À trois on y va, petit traité sur le sentiment amoureux et le désir, et la trahison, qui se démarque de l’image du couple traditionnel en disséquant les relations qui unissent Charlotte (Sophie Verbeeck), Micha (Félix Moati) et Mélodie (Anaïs Demoustier).

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La pluralité du polyamour

Le trouple n’est pas la seule forme de relation amoureuse à trois.

Sur son site More than two, dédié au polyamour, l’écrivain Franklin Veaux, qui vit à Portland avec plusieurs partenaires, propose un glossaire détaillé et assez complet, dans lequel il évoque notamment le vee, qu’on pourrait traduire en français par «relation en v», dans laquelle une personne «centrale» (ou pivot, selon Franklin Veaux) vit une relation amoureuse avec deux personnes, qui n’ont entre elles ni relation sentimentale ni relation sexuelle.

Très complet, le site de Franklin Veaux est considéré comme une référence sur le sujet du polyamour, tout comme son adaptation en livre, co-écrite avec Eve Rickert, qui pratique elle aussi le polyamour. 500 pages dans lesquelles celui qui se décrit également comme éducateur en sexualité et activiste du polyamour répond aux questions les plus fréquentes de celles et veux qui seraient tentés de se lancer, et par tous les observateurs curieux qui ont l’impression que trouples et vees ne sont que des châteaux de cartes en équilibre instable, petits moments de grâce éphémères qui n’engendrent que plus de douleur et de jalousie.

Le besoin de règles

La réalité de la relation à trois, c’est qu’elle n’est pérenne que si elle s’installe de façon naturelle (ce qui n’exclut pas le dialogue ou la mise en place de règles). Décider qu’on a envie d’être avec deux personnes avant même d’avoir identifié les deux personnes en question, c’est s’y prendre à l’envers et pour de mauvaises raisons. Dans sa liste de principes à respecter et de comportements à éviter, c’est le premier élément sur lequel insiste Franklin Veaux. Chercher à tout prix une troisième personne, c’est considérer le polyamour comme une sorte de mode, pas comme une façon éventuelle de vivre de façon plus épanouie.

Les règles énoncées par Veaux sont généralement pleines de bon sens, mais l’essentiel réside dans leur accumulation. Le nombre de règles à respecter pour qu’une relation à trois fonctionne durablement (si c’est le but) est extrêmement important. Pour chacun, le travail est plus que double: il faut gérer deux relations individuelles (dont au moins une relation amoureuse) tout en veillant à se positionner correctement vis-à-vis du duo auquel on n’appartient pas.

Mon triangle personnel

J’ai personnellement expérimenté le vee pendant quelques mois, et pas en tant que pivot.

L’été dernier, L., ma femme, a rencontré E., une autre femme dont elle est tombée amoureuse. Nous avons fini par nous rencontrer tous les trois afin de mieux comprendre ce qui était en train de se produire: la lente édification d’une relation triangulaire.

Très vite, parce que la confiance et le respect étaient présents, E. et moi avons commencé à développer une vraie relation d’amitié. Je n’y aurais jamais cru, mais l’équilibre à trois semblait réellement possible: parce que personne ne tirait la couverture à lui, parce que chacun conservait son indépendance, tout cela a fonctionné comme sur des roulettes pendant une demi-année, en dépit du possible déséquilibre causé par la relation à distance qui unissait L. à E., séparées par une heure de TGV et quelques stations de RER.

Je n’ai pas accepté qu’on se lance dans cette relation dans le but de me taper une autre fille

Thomas

Je me doute que la question taraude celles et ceux qui seront arrivés à ce stade de l’article: non, il ne s’est jamais rien passé entre E. et moi. Parce que les limites étaient posées dès le départ (et que les franchir nous aurait sans doute menés à l’implosion). Parce que E. est lesbienne et que seul un mauvais scénariste aurait pu imaginer qu’elle finisse par être attirée par moi. Parce que je n’ai pas accepté qu’on se lance dans cette relation dans le but de me taper une autre fille.

L’autre interrogation qui suscite généralement la curiosité des observateurs extérieurs concerne la jalousie potentielle. Très modérément jaloux par nature, je n’étais cependant pas tout à fait prêt à accepter sans rien dire que la femme que j’aime s’abandonne aux bras de quelqu’un d’autre que moi.

Mais il m’a suffi de rencontrer E. pour comprendre au premier coup d’oeil que je pouvais avoir confiance en elle et qu’elle n’allait pas tenter de briser ce qui nous reliait, L. et moi. Et puis, plus important que tout: vous auriez dû voir L. plus épanouie que jamais, semblant toucher du doigt un équilibre après lequel elle avait semblé courir pendant tant d’années. Ce bonheur communicatif a réellement fait fuir mes derniers doutes. Je sais que c’était pareil pour E.; quant à L., paradoxalement, il lui arrivait d’être légèrement envieuse de l’amitié faite de complicité et de légèreté qui m’a rapidement uni à E. Finalement, c’est entre nous que les relations étaient les plus simples.

Le regard des autres

Dans la tristesse la plus totale, la relation en V a fini par perdre l’une de ses branches. Elles se sont quittées pour des raisons qui ne regardent qu’elles, mais qui ne me semblent guère avoir de rapport avec le caractère singulier de notre union à trois. Avant cela, nous avions eu le temps d’imaginer des projets à long terme, de nous demander à quoi ressemblerait une vie idéale passée tous ensemble, de nous interroger sur le regard des autres, des inconnus jusqu’aux proches.

C’est toujours difficile de s’exprimer au nom de trois personnes, mais je pense que le plus grand blocage résidait dans le regard des autres. C’est avec pas mal d’appréhension que nous envisagions de révéler à tout le monde la nature de notre relation. Une sorte de coming-out à plusieurs, à la suite duquel chacun d’entre nous serait immanquablement étiqueté. L. serait la salope bigame, E. la briseuse de modèle traditionnel, moi le mari cocu.

Pire: nous savions qu’à terme, quel que soit notre choix de vie (un toit pour tout le monde ou deux domiciles dans le même quartier), nous serions catalogués comme des gens bizarres, déviants sexuels infligeant notre mode de vie dégueulasse à nos enfants.

Elever des enfants dans la marge

Les enfants. En voilà une question épineuse. L. et moi en avons deux, encore en bas âge mais déjà assez vieux pour comprendre ce qui se passe autour d’eux. Savoir qu’ils risquaient d’être stigmatisés parce que leur maman a une amoureuse nous empêchait d’envisager l’avenir tranquillement. Parce que l’exclusivité et l’hétérosexualité sont considérés comme les manières de vivre convenables –même si l’écrasante majorité de la population française affirme que l’homosexualité est une manière comme une autre de vivre sa sexualité.

Mais est-ce qu’on ne pourrait pas commencer par cesser de demander aux futurs mariés de se jurer fidélité?

Nous n’étions pas tout à fait prêts à assumer publiquement notre statut de double couple, mais nous y serions venus si la relation de L. et E. ne s’était pas interrompue. Il aurait ensuite fallu réfléchir à une façon d’organiser le quotidien, de s’imposer quelques règles sans pour autant rigidifier la situation. Difficile de trouver le juste dosage entre contraintes et libertés.

C’est ce que me raconte Julia, 37 ans, qui a vécu en vee avec deux hommes pendant près de 2 ans:

Dans la rue, quand ils me tenaient la main tous les deux, les gens nous regardaient de travers, mais on s’en foutait

Julia, en vee pendant 2 ans

«Il nous arrivait de sortir tous les trois, et c’était souvent le bonheur. Dans la rue, quand ils me tenaient la main tous les deux, les gens nous regardaient de travers, mais on s’en foutait. C’est finalement quand il s’agissait de ne plus se retrouver qu’à deux que les choses devenaient difficiles: dans ces moments-là, il fallait à tout prix parvenir à ne plus penser au troisième, à tenter de fonctionner en tant que couple pour quelques instants.»

Franklin Veaux fait du dialogue le constituant essentiel de la réussite d’un trouple ou d’un vee.

Et c’est effectivement ce qui a permis à la relation dont Julia était le pivot de se développer sans trop de heurts:

«Concernant les moments à passer avec l’un ou avec l’autre, ça s’est généralement passé avec beaucoup de douceur et de compréhension. Je n’avais pas l’impression d’être un jouet que se disputeraient deux gamins énervés. C’est à moi que revenait le choix final de passer du temps avec l’un, l’autre, les deux ou personne. Je veillais à faire attention à ne léser personne, même s’il fallait que les choses restent naturelles. De toute façon, si j’avais fini par avoir envie de passer tout mon temps avec l’un et jamais avec l’autre, il aurait rapidement fallu en tirer des conclusions.»

Mais, au fait, pourquoi ce besoin d’entretenir plusieurs relations? «Ce n’est pas un besoin», martèle Julia:

«Les polyamoureux ne sont pas des accros à l’amour, coeurs d’artichauts incapables de s’empêcher d’avoir des sentiments: au contraire, ils/elles décident un jour de voir au-delà de la barrière de la relation exclusive. Si tout le monde acceptait un jour l’idée de sortir du moule, beaucoup finiraient par tomber amoureux de plusieurs personnes. Dans la société actuelle, la plupart des gens se l’interdisent, parce que c’est trop compliqué et surtout parce que ça ne se fait pas. Moi, j’ai décidé que ça se fait.»

Revenir au couple

Avoir appartenu un jour à une telle union ne signifie pas qu’on soit destiné, toute sa vie, à ne fonctionner que par trois ou quatre. Comme Julia, qui a fini par se séparer de l’un de ses partenaires en raison de sentiments émoussés (elle est toujours en couple «traditionnel» avec l’autre), L. et moi avons repris notre existence de couple «traditionnel», sans pour autant fermer définitivement la porte à un autre type de relation.

C’est avant tout ce que montre le pragmatique Jérôme Bonnell dans A trois on y va: les coups de foudre existent et il est possible d’y céder, que l’on soit seul ou déjà à deux. Aucune injonction à la polygamie, juste cette idée selon laquelle chaque être humain devrait pouvoir mener sa vie amoureuse comme il l’entend, à condition de n’enfreindre aucune loi et de respecter le consentement des uns et des autres.

Au fond de moi, je le sais, c’est sûr, le trouple est viable… mais il reste difficile de le prouver. Parce que, comme nous l’avons fait L. E. et moi, les vee et les trouples appliquent la fameuse maxime «pour vivre heureux, vivons cachés». La pression du regard extérieur est trop forte, particulièrement en une époque où des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues pour défendre la famille dite traditionnelle (un papa, une maman, des mouflets). C’est d’ailleurs cette obligation de vivre dissimulés qui mène parfois les trios à leur perte.

Avec L. et E., combien de temps aurions-nous pu vivre cachés avant que la sensation de ne pas pouvoir vivre pleinement notre relation (en tout cas au-delà des frontières de notre maison) soit trop pesante? Il faut une sacrée force morale pour parvenir à vivre dans une forme de réclusion. Ou pour parvenir à crier au grand jour que l’on ne suit pas la norme, quelle qu’elle soit, qu’on vit désormais les choses autrement.

Représentations

Ce que fait Bonnell est important: tout comme Peindre ou faire l’amour des frères Larrieu avait tendance à dédramatiser l’échangisme pour en faire une pratique très sereine entre deux couples s’entendant bien, A trois on y va montre que le trouple n’est pas forcément viable, mais en tout cas qu’il est envisageable sans trop s’arracher les cheveux.

La littérature et le cinéma ont souvent eu tendance à s’emparer des relations triangulaires pour donner dans le sordide et le thriller.

L’un des plus fameux exemples est le premier roman de Simone de Beauvoir, L’Invitée, qui s’inspire de la relation à trois qu’elle vécut pendant quelques temps avec Jean-Paul Sartre et une femme nommée Olga Kosakiewicz.

Dans le roman, les deux femmes finissent par se poser en rivales et par s’affronter tragiquement; dans la vie réelle, si les détails n’ont jamais été rendus publics, il semble que Kosakiewicz et Sartre aient fini par se séparer sans trop de tumulte, le trio redevenant couple.

A leur sujet, doit-on d’ailleurs parler de vee ou de trouple?

Difficile à dire. Sartre n’aurait entretenu avec Kosakiewicz qu’une relation platonique, alors que cette dernière pourrait avoir fait partie des conquêtes féminines de Beauvoir (information jamais confirmée, l’écrivaine ayant longtemps passé ses relations avec d’autres femmes sous silence). Mais le «pacte de poly-fidélité» signé par Beauvoir et Sartre reste, aujourd’hui encore, traversé par les zones d’ombre.

Quant à Jules et Jim, le roman de Henri-Pierre Roché comme le film de François Truffaut, sa description du tourbillon de la vie finit par laisser place à une conclusion d’un glauque achevé, avec suicide à la clé.

Pour écrire son roman, Roché s’est inspiré de sa propre histoire, celle d’une relation à trois entretenue avec Helen Grund et Franz Hessel, futurs parents de Stéphane Hessel. Là encore, loin de s’être terminé par une mort violente, le ménage à trois a pris fin progressivement, Roché finissant par se marier avec sa principale maîtresse puis par épouser une autre de ses maîtresses en seconde noce.

La fiction est souvent très dure avec celles et ceux qui se risquent à essayer de vivre différemment parce qu’ils ont fait des rencontres qui leur en ont donné envie, à l’exception de Pourquoi pas! de Coline Serreau, film de 1977 dont le titre résumé bien l’esprit très positif, et surtout des Chansons d’amour de Christophe Honoré.

Dans la première partie de cette comédie musicale, le cinéaste brode le portrait extrêmement enjoué d’un trio amoureux, à peine assombri par la jalousie de l’une de ses membres (Julie, jouée par Ludivine Sagnier).

Et si le film bifurque ensuite vers autre chose, c’est uniquement parce que la mort brutale de Julie pousse Ismaël (Louis Garrel) à remettre son existence en question, quitte à finir par s’éloigner d’Alice (Clotilde Hesme).

La chanson Je n’aime que toi, écrite par Alex Beaupain, est un résumé idéal de cette relation triangulaire dans laquelle l’exclusivité n’a pas sa place.

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La vision d’Honoré pourrait sembler futile, mais ce serait ignorer qu’il s’est inspiré de sa propre expérience, vécue aux côtés d’Alex Beaupain et de la petite amie de ce dernier. Dans le livre collectif Christophe Honoré, le cinéma nous inachève, le réalisateur raconte:

«Nous formions un trio dont il est difficile de parler sans être dérangeant. Sans entrer dans le pathos, disons que j’avais un projet d’enfant avec cette femme, et que le jour où l’on fêtait la formulation de ce projet, elle est morte.»

Des moments intenses, assortis d’une fin tragique, qui poussèrent Beaupain à composer ce qui serait son premier album et Honoré à écrire le scénario de 17 fois Cécile Cassard, son premier long-métrage.

A l’image de Bonnell ou Honoré, il s’agirait que d’autres artistes apportent leur pierre à l’édifice et donnent une image décomplexée, sans pour autant être angélique, de ce genre de relation. Que notre société accepte de remettre progressivement en question l’unicité d’un modèle de famille infiniment respectable mais qui ne saurait être imposé à tous les êtres humains.